Petronius Arbiter, Pétrone

Le Satyricon

Publié par Good Press, 2022
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EAN 4064066078225

Table des matières


AVIS PRÉMONITOIRE
Le Satyricon
Petit glossaire pour faciliter l'intelligence du Satyricon
JUSTIFICATION DU TIRAGE

AVIS PRÉMONITOIRE

Table des matières

Auctor purissimæ impuritatis.

Juste Lipse.

En conformité avec l'usage suivi par les traducteurs de Pétrone depuis 1692, on a cru opportun de consigner ici, aux places ordinaires, les apocryphes de Nodot, prédécesseur ingénieux mais balourd de FitzGérald (Kheyyam), de Mérimée (La Guzla), de Mac-Pherson et de l'Ossian qu'admira Bonaparte avec stupidité.

Le faussaire de Belgrade, riz-pain-sel, doublé de latiniste—comme un Paul-Louis Courier dépourvu de style et d'agrément—par des sutures adroites encore que d'un romanesque très inepte, a soudé les pages authentiques et fait plus attrayant leur débit. Ces imaginations, qui ne parvinrent à duper aucun des contemporains de Nodot (lors les académiciens de Nîmes) apparaissent comme un Evangile cinquième à l'auteur de Quo Vadis? abruti déjà de façon louable par les quatre précédents.

Elles aideront les quelques gens du monde qui lisent couramment les caractères d'imprimerie à supporter la découverte de Rome au iie siècle, et la lecture de l'Histoire Auguste mêmement.

Afin d'éclairer la religion des personnes méticuleuses, on a pris soin de typographier entre crochets la version du pseudo-Satyricon.

Ces concessions faites à l'inintelligence de la critique et du lecteur, il a paru oiseux d'intimer aux personnes bénévolentes, la déglutition du Carmen de bello civili. Même il eût été probe d'effacer tous les vers du Satyricon qui ne tiennent au récit, ni par un mot, ni par une indication de mœurs, ni par un coin de paysage. Ces froides rhapsodies n'ont de commun, avec les randonnées d'Encolpis et de Tryphœna, que leur interpolation par un scholiaste bête dans un récit fort animé dont elles entravent la piaffe maladroitement. Les poèmes attribués à Pétrone, depuis Saint-Evremond, Nodot, Boispréaux, Durand de Moulins jusqu'à Héguin de Guerle et Baillard, les moins pompiers d'entre eux, furent en possession d'exciter les Muses de collège, d'impartir aux grimauds en veine luxurieuse, un thème à paraphrases. Que ne trouve-t-on pas là dedans? Les «fureurs de Neptune», «les caresses de Zéphire», et même les «ruisseaux de larmes» conservés depuis l'abbé Delille y croupissent marécageusement à l'abri du grand air.

Les auteurs de ces choses, imbus de périphrases, de «bonnes expressions», guindés et pommadés ne semblent pas avoir eu d'autre but que d'abêtir un conteur d'esprit et de fournir une version pudique d'un texte qui l'est si peu. Les fripiers, les garçons d'étuves, les cinèdes, les cambrioleurs parlent chez ces vedeaux, la même langue, incolore et décente. On dirait qu'ils ont lavé leurs estomacs d'ivrognes dans le thé suisse de Nisard et fait leurs ongles dans le tub académique de M. Paul Deschanel. C'est à vomir. La palme de la rougeur pudique revient néanmoins à Desjardins-Boispréaux. Après avoir placé que de tutus et de feuilles de vigne! excusé l'Arbiter et garanti ses intentions, il finit par cette phrase qui vaut qu'on la propage, bonbon où le sucre du xviiie siècle se mêle encore au plâtre un peu moisi: «Poète, orateur, historien, Pétrone atteint le sublime dans tous les genres; mais les objets qu'il égayé de son pinceau blessent la pureté de nos mœurs(?). La lumière qui nous luit jette sur ces matières toute l'horreur qu'elles méritent et la nature arme contre elles la plus belle moitié du monde.»

On ne prétend pas fournir ici un doublet à ces pédantesques drôleries. Encore que Pétrone soit réfractaire à la traduction, il a paru élégant de donner un calque fidèle, de respecter le décor des vieux maîtres dont les contes milésiens nous furent transmis sous ce nom, et pour la première fois, aux lecteurs français la crudité de leurs discours.

Quand Pétrone fait parler des drôles venus de la plus sordide populace, du maquerellage et du stellionnat à la richesse en même temps qu'aux «bons principes»; quand il met en scène des mignons opulents, retraités et pieux; quand il note les épanchements d'un prêteur à la petite semaine tombé (déjà!) dans la dévotion et le patriotisme, tenant par avance les discours du Père Lemmius, on a cru expédient de faire à l'argot moderne les plus larges emprunts, qui, seul, renferme des équivalents topiques aux entretiens de ces voyous. On n'a pas tenté non plus d'adoucir, de moderniser, les passages scabreux ni de mettre un vertugadin aux priapées. La sérénité dans l'impudeur est un caractère de l'art antique; elle brille chez Pétrone comme dans les figurines obscènes, les bronzes, les fresques, les drilopotæ, les Hermès phallophores du musée de Pompéi. La moderne hypocrisie est greffée en plein bois sur la honte chrétienne. Elle fut inconnue aux races calmes et libres qui dressaient aux carrefours de leurs chemins les bornes que vous savez contrepointées de l'inscription: Hic habitat felicitas.

L'élégance de Pétrone différait sans doute des belles manières, telles que peuvent les entendre MM. Paul Bourget, Arthur Meyer et les calicots de chez Labbey. Mais un écrivain qui se respecte n'a point à considérer l'opinion de ces marchands.

Ainsi, dans la mesure du possible, tenant compte du déchet inhérent aux traductions même les plus loyales, sans intervenir dans les débats d'épigraphie ou de sémantique, ne prétendant faire œuvre d'érudition ni montrer au public autre chose qu'un roman, on a tenté d'enrichir—positis ponendis—la langue d'Amyot, de Lamennais et de Leconte de Liste par l'acquêt d'un ancien et autrement jeune que la plupart des conteurs modernes, de mettre ainsi à la main d'un plus grand nombre de lecteurs, les seuls contes réalistes qui viennent de l'antiquité. On se flatte, non d'avoir pleinement réussi, de telles ambitions appartiennent exclusivement aux cacographes avérés (beati lourdes quoniam ipsi trebuchaverunt), mais de remblayer une voie, où d'autres, plus heureux et plus doctes, auront l'honneur de triompher.

Car il est à désirer que cet exemple trouve des imitateurs. La France en est encore aux traductions par à peu près, aux «belles infidèles» de Perrot d'Ablancourt ou de l'abbé de Marolles, aux Juvénal pour dames, aux Suétone châtrés, aux Martial vérécondieux.

Ici, du moins, on ose le croire, de tels reproches ne se peuvent encourir. L'impudicité romaine diffère grandement des pattes d'araignée de Mme Rachilde: c'est l'impudicité romaine que l'on trouvera dans le présent écrit.

Voici, libre de tous voiles et purifiée du badigeon académique, la ménippée ardente, la rhopographie ingénieuse de Titus Petronius Arbiter. Priapus et Cotytto s'y délectent de leur vigueur nue. Un remugle de parfumerie et de cuisine, de sueur humaine et de benjoin, une odeur âcre de fards et de sexes en rut flottent sur ces pages lubriques ou charmantes. On a fait en sorte de conserver, comme disait Chamfort, le scandale du texte dans toute sa pureté. Mais on n'a pas cru devoir la même déférence aux interpolations de Nodot. On a traduit fort mollement quelques-uns de ses passages, entre autres l'absurde chapitre cxxxviii, la ridicule histoire des amours de Chrysis avec Encolpis-Polyænos, que rien ne fait prévoir et que rien ne justifie. Nodot est d'ailleurs si mauvais écrivain qu'il traduit incorrectement jusqu'à son propre texte.

Certains noms de mets, d'ustensiles ou de vêtements, ne se peuvent transcrire que par des synonymes tout à fait ridicules. Rien de plus grotesque par exemple, que de remplacer endromis par «robe de chambre» ou scribilita par «tarte au fromage», d'imposer à la monnaie antique les appellations du numéraire d'à présent. Le corymbion n'est pas une perruque au sens de Lenthéric. Usité d'ailleurs en botanique (plantes corymbiflores, etc.) rien ne s'oppose à l'acquisition du terme par la langue usuelle.

On emprunta au Dictionnaire des antiquités romaines et grecques d'Anthony Rich, trad. Chéruel (Didot, 1883), l'explication de ces vocables. Un second volume de paralipomènes, outre des commentaires et des lignes sur Pétrone insérées dans la Petite République au mois d'août 1900, contiendra la Vie d'Héliogabalus, par Ælius Lampridius, mémorialiste de l'école niaise.

Il peut sembler en effet intéressant d'opposer au Satyricon et de dater le geste d'un fol qui, investi d'absolu, à cent quarante ans d'intervalle, réalisa sur le trône des Césars, une mascarade sexuelle imagée par des artistes luxurieux. C'est une manière de snobisme qui n'est pas à la portée du ménage Dieulafoy.

L. T.

Prison de la Santé, le 25 avril 1902.


Le Satyricon

Table des matières

De sorte qu'après avoir donné à Giton mon portemanteau, nous sortîmes de la ville, en marche vers un castelet de Lycurgue.

Satyricon, page 29.


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COMMENCE

LE SATYRICON

DE PÉTRONE

Voici longtemps que je promets de vous narrer mes aventures, si bien que j'ai résolu de donner suite, aujourd'hui même, à cet engagement: car, moins pour éclaircir de doctes problèmes que pour animer des propos hilares et des colloques grivois, s'est opportunément congrégée notre assemblée.

[Avec infiniment d'esprit, Fabricius Vejento a disserté devant vous sur les mystifications religieuses. Il a démasqué la supercherie et les menteuses vaticinations de la prêtraille, son audace à publier des mystères dont elle n'entend pas le premier mot.

Mais] n'est-ce pas un charlatanisme aussi furieux de quoi les dédamateurs sont férus et possédés? Ils braillent:—Ces navrures, pour la publique liberté, je les endurai! cet œil, j'en ai pour vous fait le sacrifice; donnez-moi, donnez un guide qui me guide vers mes enfants, car mes genoux mutilés ne me soutiennent plus!» Ces choses même seraient tolérables si elles ouvraient aux débutants un chemin vers l'éloquence. Mais aujourd'hui, à la bouffissure du discours, au fracas très vain des maximes ils gagnent uniquement ceci que, rendus au Forum, ils se croient dépaysés dans une autre planète. Et c'est pourquoi j'estime que les adolescents, à l'école, deviennent des sots fieffés qui de nos usages ne voient et n'entendent rien, mais qu'on berne, tout le temps, de pirates debout sur le rivage, préparant des fers, et de monarques promulguant un édit qui enjoint aux fils de trancher la tête paternelle, et d'oracles vouant à la mort, en temps d'épidémie, trois pucelles ou même davantage et d'une rhétorique melliflue où tout—actes et paroles—est meringué, pour ainsi dire, de sésame et de pavot.

Ceux qui sont nourris là-dedans ne peuvent pas avoir le sens commun, plus que fleurer bon cil qui s'héberge en la cuisine. Avec votre congé, maîtres ès sciences oratoires, souffrez que l'on vous die que c'est vous les premiers qui perdez la faconde. En suscitant une fallacieuse harmonie, et les pointes dérisoires, vous avez énervé le corps du discours et préparé sa chute. Les éphèbes n'étaient pas encore entraînés à ces déclamations quand Sophocle et Euripide inventèrent les mots qui portent leur génie aux siècles à venir. Un pion ténébreux n'avait pas encore hébété les esprits, lorsque Pindare et les neuf Lyriques, sur les rhythmes d'Homère, prirent l'audace magnanime de chanter. Et, sans invoquer le témoignage des poètes, je ne vois pas, certes, que Platon ni Démosthène aient jamais exercé l'office de rhéteurs. Le grand et, si j'ose parler ainsi, le virginal Bien-Dire n'est point maquillé ou redondant, mais, par sa beauté propre, surgit. Naguère, cette énorme, cette venteuse loquacité, de l'Asie immigra dans Athènes: sur les esprits des jeunes hommes guindés vers le sublime, comme d'un astre pestilentiel tomba son haleine. Corrompue en son principe, l'éloquence dépérit et, bientôt, resta muette. Qui, depuis lors, approcha la perfection de Thucydide, la renommée d'Hypéride? Pas même un vers qui brille d'une heureuse couleur; mais tous, comme soufflés d'un oing pernicieux, ne peuvent, sous leur perruque blanche, atteindre la vieillesse. La peinture n'a pas une fin plus brillante, depuis que l'audace égyptiaque s'avisa d'en abréger la technique et d'en vulgariser les procédés.

[Je déclamais un jour à peu près de la sorte, quand Agamemnon s'approcha de nous, scrutant la foule d'un œil curieux et cherchant quel était l'orateur si diligemment écouté.]

Ne souffrit pas Agamemnon que je pérorasse longuement sous le portique, au temps où lui-même avait sué en vain dans sa chaire:—Mignon, dit-il, puisque tu dégoises d'un air qui ne sent pas le commun et, chose combien rare, puisque tu prises le bon sens, je ne t'abuserai pas touchant les secrets de mon art. La faute, dans ces exercices, n'incombe pas aux précepteurs qui, vivant au milieu d'archifous, sont tenus d'extravaguer. Car s'ils ne débitent point les fariboles qui plaisent aux élèves, ils restent—comme dit Cicéron—abandonnés dans leur classe déserte. Pareil à ces malins parasites qui, voulant capter le dîner du riche, inventent d'agréables propos (car, pour atteindre le but de leurs désirs, faut piper les oreilles), tel apparaît le maître d'éloquence. Il ressemble encore au pêcheur qui, s'il n'amorce point des lignes avec l'appât que le poisson préfère, se morfond en vain sur son rocher.

Que dirai-je? Les parents seuls méritent vos objurgations, qui ne veulent pas instruire leurs héritiers dans les bonnes disciplines. Ils sacrifient tout, et même l'avenir, au besoin d'arriver. Par ambition, ils poussent au barreau des blancs-becs frais émoulus de leur école. Sachant quelle maturité demande l'Eloquence, ils y consacrent des gamins qui, pour la plupart, ont encore le lait au bout du nez. Que si les familles voulaient endurer la gradation des cours et que les jeunes hommes studieux, exercés par une lecture choisie, conformassent leur éducation à de nobles préceptes, de façon à châtier le style avec énergie, à suivre longuement les orateurs qu'ils prennent pour modèles, ces parfaits élèves auraient bientôt fait de mépriser tout ce qui, de nos jours, séduit l'enfance. Leurs plaidoyers, d'une allure élevée, acquerraient sur-le-champ et poids et majesté. A présent, les écoliers baguenaudent en classe. Les juveigneurs prêtent à rire sitôt qu'ils se montrent au Forum. Chose turpide: ce qu'ils ont appris autrefois de travers, ils n'en veulent pas confesser le vice dans leur âge mûr. Cependant, pour que vous n'alliez pas croire que j'improuve absolument les impromptus dont Lucilius nous donna le modèle, je vous dirai en vers mon sentiment là-dessus:

D'un art sévère, si tu veux goûter les fruits,
Applique ton âme aux grandes choses.
Qu'à la manière antique,
Tes mœurs reluisent d'une exacte frugalité.
Ne prends souci de capter, dans leur maison, le regard hautain des rois
Ni, parasite, le dîner des puissants.
Fuis les biberons et n'étouffe pas dans les pots
La chaleur de ton génie; que, laudicène, on ne te voie pas,
Couronné, t'asseoir au théâtre ni prendre plaisir aux histrions.
Mais que t'agrée soit la citadelle de Tritonis Armigèra,
Soit le terroir habité par un colon de Lacédémone,
Ou bien Néapolis, demeure des Sirènes.
Consacre à la Muse tes virides années
Et t'abreuve d'un cœur joyeux aux sources mœoniennes;
Bientôt, absorbé par la troupe socratique, libre et changeant de rênes,
Du grand Démosthene tu feras sonner les armes.
Ici pourtant jaillira la puissance romaine, et, sous peu, du grec
Exonéré, ton esprit donnera sa vertu personnelle.
Entre temps, tu liras les pages des auteurs renommés au Forum:
Et l'assemblée retentira de tes discours agiles.
Tu goûteras les prises d'armes, en sonorités belliqueuses mémorées,
Et, dominant sur ces choses, la grandiose parole de l'indompté Cicéron.
Pare ton intellect de fiers ornements et, comme d'un large fleuve
Ruisselant, tu feras jaillir de ton sein le verbe des Piérides.

J'écoutais bouche béante et ne m'aperçus pas qu'Ascyltos avait fui. Pendant que je m'enfonçais dans la chaleur de cette longue diatribe, une troupe d'écoliers envahit le portique. Ils venaient manifestement d'ouïr une harangue improvisée par je ne sais quel rhéteur, en réponse au cours d'Agamemnon. Pendant que ces marmousets bafouent, qui le fond même, qui l'ordonnance et l'écriture du discours, je m'évade opportunément. Et de courir en quête d'Ascyltos. Mais j'ignorais mon chemin, l'adresse de notre garni. C'est pourquoi je marchais sans profit, revenant sans cesse à mon point de départ, jusques au temps que, brisé par la course et déjà trempé de sueur, l'idée me vint d'aborder une vieille sempiterneuse qui criait, par les rues, des herbes potagères.

Maman, saurais-tu par hasard où je demeure?» fut ma première question. Délectée par cette plaisanterie idiote:—Possible que je le sache,» répond-elle. Et voici qu'elle marche devant moi. Je la croyais devineresse. Mais bientôt, débouchant dans un lieu plus secret, la matrone obséquieuse soulève une portière:—C'est ici, dit-elle, que je pense que tu habites.» Je me défendis de connaître ce logis. En même temps, j'aperçois, parmi les écriteaux et les mérétrices à poil, des promeneurs furtifs. Bien tard, que dis-je? trop tard, je compris qu'on m'avait égaré dans un lieu d'honneur. Exécrant les embûches de la vieille ogresse, je couvris ma tête et m'empressai de fuir à travers le lupanar, vers une autre sortie. J'en touchais le seuil, lorsque je m'aplatis contre Ascyltos, crevé de fatigue et plus défaillant que moi. Vous auriez imaginé que la même procureuse nous avait affrontés en ce clapier. C'est pourquoi, riant un peu, je lui fis ma révérence:—Et que fais-tu, lui dis-je, en ce taudis compromettant?»

A pleines mains, il bouchonna la sueur qui l'inondait.—Si tu savais ce qui m'est arrivé, gémit-il.—Quoi de neuf? répliquai-je.» Mais lui, presque mourant:—Comme j'errais par la ville entière, sans retrouver la place où j'avais laissé notre auberge, m'accoste un père de famille qui s'offre à me conduire, le plus honnêtement du monde. Ensuite, par des venelles très obscures, il m'emmène jusqu'ici et, m'offrant de l'argent, il se met à requérir de moi le don de courtoisie. Déjà la matrulle avait touché un as pour prix du cabinet. Déjà il passait la main dans mes chausses et, n'était ma vigueur plus grande que la sienne, j'eusse trinqué sans phrases.»

[Tandis qu'Ascyltos me narre son malencontre, le père de famille lui-même, accompagné d'une gaupe assez ragoûtante, survient et, faisant les yeux doux, invite Ascyltos à le suivre dans la maison, l'assurant qu'il n'a rien à craindre. Puisqu'il se refuse à être le patient, que, du moins, il consente à besogner en qualité d'agent. D'autre part, la catau s'évertue à m'aguicher et me prie de la suivre. Alors, nous emboîtons le pas. Menés à travers les affiches putanières, nous apercevons toute sorte de gens, mâles et femelles, en train de beluter dans les chambres d'amour], avec tant de violence qu'on les aurait crus empoisonnés de satyrion.

[Dès qu'ils nous aperçoivent, ils s'efforcent de nous exciter par leur entrain, par leurs gestes de cinèdes. Soudain, retroussé jusqu'à la ceinture, un furieux investit Ascyltos et, le culbutant sur un grabat, s'efforce de l'engeigner. Je bondis au secours du malheureux, et], joignant nos forces, nous incaguons le malotru.

Ascyltos gagne au pied, s'enfuit dare-dare, me laissant en proie aux libidineuses complexions des forcenés: mais plus qu'eux riche en force et en valeur, je sors intact de ce nouvel assaut.

Ayant parcouru toute la ville ou peu s'en faut], comme à travers un brouillard caligineux, sur le trottoir d'une place, je reconnus Giton, debout [au seuil de notre hôtellerie], Je m'empressai d'entrer.—Frère, lui demandais-je, que nous as-tu cuisiné pour souper?» Mais le gosse, effondré sur le lit, cherche en vain à retenir des larmes et se met à pleurer abondamment. Perturbé moi-même par l'émotion du petit frère, je m'enquiers de ce qui lui est arrivé. Mais lui, tardivement et comme à regret, après que j'eus mêlé aux prières les éclats de fureur:—Ton ami, exclama-t-il, ton copain, Ascyltos, a devancé ta venue. Ici, me trouvant tout seul, le monstre a voulu entreprendre sur ma pudeur. Comme je criais de mon mieux, il a dégainé et: «Si tu es Lucrèce, m'a-t-il dit, tu as trouvé un Tarquin». Entendant cela, je poussai mes griffes vers les yeux d'Ascyltos: «Que réponds-tu à cela, catin! catin soumise et plus banale qu'une paillasse de rouleuse, toi dont le souffle même est ignominieux?» Feignant une horreur mensongère, Ascyltos lève à son tour la main sur moi et clabaude sur un ton encore plus élevé: «As-tu fini, gladiateur obscène, [assassin de ton hôte], rebut de l'amphithéâtre! Ferme ça, voleur de nuit, qui, même lorsque tu godillais drûment, n'a jamais accolé une femme propre! Tu sais bien que je t'ai servi de frère dans un quinconce, comme à présent le môme dans ce cabaret.» Mais, répliquai-je, pourquoi t'esbigner pendant mon entretien avec le pédant?

Triple idiot! que voulais-tu que je fisse là? Je crevais de faim. Devais-je écouter des sentences, comme qui dirait un fracas de vitres brisées, ou bien l'Oracle des Songes? Tu es cent fois plus cochon que moi, Herculès à moi! toi qui, pour souper en ville, flagornes un magister.» Et voilà que nous tournons en risée cette discussion très honteuse, parlant avec sang-froid de choses et d'autres. Mais bientôt sa perfidie me revint en mémoire:—Ascyltos, dis-je, nos humeurs ne peuvent s'accorder; le mieux est de partager les hardes que nous avons en commun, puis de combattre par des gains séparés notre mutuelle pauvreté. Tu n'es pas sans lettres, ni moi-même; cependant, pour ne pas marcher sur tes brisées, je choisirai une autre sorte d'industrie, faute de quoi, mille occasions nous feraient, à chaque instant, harpailler. Nous serions, avant peu, montrés au doigt.» Ascyltos acquiesça:—Mais, dit-il, aujourd'hui, en qualité de beaux esprits, nous sommes conviés à un banquet. Ne perdons pas cette agréable nuit; Toutefois, demain, puisque cela te plaît, je me pourvoirai d'un gîte et d'un amant.—Il est oiseux, répliquai-je, de différer ce qui nous agrée aujourd'hui.» Le désir seul me faisait ainsi brusquer les choses. Depuis longtemps je brûlais d'espacer un fâcheux et de reprendre avec mon cher Giton nos amusements d'autrefois.

[Ascyltos digéra peu cette avanie. Sans répliquer, il sortit brusquement. J'augurai mal de ce départ soudain: car je connaissais la fougue de son caractère et le dévergondage de ses appétits. Je le suivis pour observer ses démarches, pour faire obstacle à ses projets; mais il se déroba tout de suite à mes regards, et vainement je le cherchai].

Après avoir fait la guerre à l'œil dans tous les recoins de la ville, je regagnai mon galetas. Giton me baisa de tout son cœur. Moi, liant le cher enfant dans une étreinte robuste, je goûtai de mes vœux la jouissance plénière, et mes transports furent dignes d'envie.

Nos délices n'étaient pas encore épuisées que, revenu à pas de loup et brisant avec fureur la porte, Ascyltos me trouva folâtrant avec mon frère. De rires, de bravos il emplit notre cambuse et, soulevant le balandras où nous étions tapis:—Que faisais-tu là, dit-il, citoyen très pudibond? Quoi! vous voilà tous deux sous la même couverture!»

Puis, non content de cette gabegie, il prend la courroie de sa besace et se met en devoir de m'étriller abondamment. Il ajoute à ses coups des propos dérisoires:—Que cela t'instruise à ne plus désormais, frère, trancher quoi que ce soit avec ton frère!»

L'imprévu du choc me stupéfia. J'avalai sans broncher sarcasmes et plamussades. Je tournai la chose en bouffonnerie. C'était prudent, car sans cela j'eusse dû en venir aux mains avec mon rival. Ma fausse hilarité apaisa ses esprits:—Encolpis, me dit-il en souriant, toi, dans la débauche enseveli, tu perds de vue notre disette de pécune. Ce qui nous reste est si peu que rien. Pendant les beaux jours, la ville est d'une effroyable stérilité. La campagne nous sera plus fructueuse. Allons voir nos amis.»

La nécessité me fit donner la main à ce conseil et suspendre mon ressentiment. De sorte qu'après avoir donné à Giton mon portemanteau, nous sortîmes de la ville, en marche vers un castelet de Lycurgue, chevalier romain. Comme il avait été jadis le frère d'Ascyltos, il nous fit un bon accueil. Son entourage en accrut fort les agréments. D'abord, Tryphœna, miracle de beauté, commère d'un certain Lycas, patron de navire qui possédait quelques domaines aux alentours et proche de la mer. On ne peut exprimer les contentements que nous goûtâmes en ce lieu, qui est un des plus beaux qui se puissent rêver, encore que Lycurgue nous y fit assez petite chère. Faites état que Vénus, incontinent, prit soin de nous apparier. La belle Tryphœna mérita mes suffrages et, favorable, elle accueillit mes vœux. Mais à peine avais-je poussé ma pointe, que Lycas, indigné de se voir dérober son joujou, me somma de la remplacer auprès de lui. C'était un vieux collage. Rondement, il m'offrit de composer au moyen de cet échange. Ivre de luxure, il me persécutait de ses désirs, mais j'avais, alors, Tryphœna dans le sang et je fermai l'oreille aux invites de Lycas. Mes refus exaltèrent son béguin jusqu'à la passion. Il me suivait de tous côtés. Il entra, une nuit, dans ma chambrette. Voyant que la persuasion ne servait de rien, il voulut tâter du viol, mais je beuglai de telle sorte que toute la valetaille fut sur pied et que, Lycurgue aidant, je sortis indemne de ce terrible assaut.

Enfin, Lycas, ne trouvant pas la maison où nous étions commode à ses desseins, me pria d'accepter son hospitalité. Je déclinai l'invitation. Il me fit presser de nouveau par Tryphœna. Elle s'entremit d'autant plus volontiers pour m'induire à céder au caprice de Lycas qu'elle se flattait d'en obtenir un surcroît de liberté. Je suivis donc l'Amour. Cependant Lycurgue ayant repris avec Ascyltos le commerce de jadis, n'entendait pas quitter son bel ami. De sorte que nous convînmes qu'il resterait près de Lycurgue, tandis que j'irais chez Lycas avec Giton.

Nous décrétâmes, en outre, que chacun de nous serait tenu de rapporter à la masse, et pour la commune subsistance, les aubaines que l'occasion nous fournirait.

La joie de Lycas fut inimaginable en apprenant ma résolution. Le voilà qui se met en quatre pour avancer le départ. Enfin, nous prîmes congé de nos amis et parvînmes, le soir même, à notre demeure nouvelle.

Pertinemment, Lycas avait pris ses mesures. Pendant la route, il se fit mon voisin, tandis que Tryphœna s'asseyait près de Giton. L'homme avait ainsi disposé les choses, connaissant bien les complexions de sa maîtresse, qu'elle se plaisait au changement, et qu'elle ne manquerait pas de convoiter le cher mignon. Ce qui ne tarda guère d'advenir. La belle ardait pour le gamin, s'affichait de bonne grâce. Lycas, avec grand soin, m'indiquait leur manège. Cette conjoncture le poussa quelque peu dans mon esprit, de quoi il fut charmé. Car il se flattait que l'inconstance de ma sœur me la rendrait méprisable et que, n'étant plus sous l'empire de la dame, je l'écouterais, lui, plus favorablement.

Les choses furent ainsi pendant les premiers jours de notre visite chez Lycas. Tryphœna se consumait pour Giton, qui la servait de grand cœur: l'un et l'autre me chagrinaient fort. Cependant, Lycas dans son zèle à me plaire, inventait, chaque jour, de nouveaux passe-temps. Doris, sa jolie épouse, les embellissait de sa présence et de tels agréments que j'eus bientôt oublié Tryphœna. Je confiai aux truchements ordinaires, soupirs et regards noyés, le soin d'expliquer à Doris ma naissante amour. Languissants, mes regards lui firent d'enthousiastes aveux, et dans les siens brillait une flamme pareille. Cette éloquence muette nous découvrit tout d'abord, avant même que d'avoir échangé une parole, ce que nous ressentions avec tant de ferveur.

La jalousie de Lycas, à propos de quoi j'étais édifié, m'obligeait à garder le silence. De son côté, Doris ne se pouvait méprendre aux soins dont m'accablait son homme. Dès que nous pûmes causer librement, elle s'en ouvrit à moi. Je confessai la chose, en lui faisant valoir ma résistance acharnée aux entreprises de Lycas. Mais elle me représenta, la bonne robe! qu'il fallait user de politique. Guidé par son adresse, je ne trouvai pas de meilleur expédient pour jouir de l'une que de m'abandonner à l'autre.

Cependant, Giton, épuisé, tâchait de réparer ses forces par un peu de repos. Tryphœna revint alors à moi. Ses avances rebutées firent place à la fureur. Sans cesse cramponnée à ma personne, elle eut bientôt fait de découvrir ma double intrigue avec les deux époux. La première ne lui causant aucun préjudice, elle ne s'en mit guère en peine, mais elle résolut d'entraver la seconde. Pour cet effet, elle n'hésita pas à informer Lycas de mes amours avec Doris. Plus sensible à la jalousie qu'à la tendresse, le mari préparait sa vengeance, quand, heureusement avertie par une femme de Tryphœna, Doris put se mettre à l'abri de l'orage. Mais il nous fallut suspendre nos rendez-vous et nos ébats.

Exécrant la perfidie de Tryphœna et l'ingratitude noire de Lycas, je pris la résolution de quitter la place. La fortune me favorisa. Car, la veille, un navire consacré à Isis et copieux en butin avait échoué sur les écueils du voisinage.

Giton se prêta de grand cœur à l'aventure, mécontent comme il était et hargneux de voir Tryphœna ne plus se soucier de lui après l'avoir séché jusqu'aux moelles. Ayant délibéré ensemble, nous prîmes, de grand matin, la route vers la mer et nous entrâmes d'autant plus facilement dans le navire qu'il avait pour gardiens les gens de Lycas dont nous étions connus. Mais, pour nous faire honneur, les idiots se mirent à nous escorter. Cela ne faisait pas notre affaire, nous empêchait de larronner. Ce que voyant, je leur abandonnai Giton. Puis, subrepticement, je me coulai dans une chambre attenante à la poupe que décorait la statue de la Déesse. Je la spoliai d'une précieuse chasuble et d'un sistre d'argent. Ensuite, j'enlevai de la cabine du pilote quelques nippes de valeur. Enfin, glissant le long d'un funin, je quittai le navire, aperçu de l'unique Giton qui, prenant congé de ses gardes, me rejoignit dans peu d'instants.

Aussitôt qu'il fut devers moi, je lui montrai le butin que j'avais fait. Nous jugeâmes à propos de rallier Ascyltos chez Lycurgue: mais nous ne pûmes y parvenir que le jour d'après. En abordant notre compagnon, je lui narrai brièvement de quelle façon j'avais chapardé la nef d'Isis et comment nous étions des victimes de l'amour. Il nous conseilla de prévenir Lycurgue et de le disposer en notre faveur, lui faisant connaître que les persécutions itératives de Lycas nous avaient obligés d'avancer notre retour, sans prendre le temps de l'avertir. Sur quoi Lycurgue nous promit son assistance indéfectible contre nos persécuteurs.

Chez Lycas, on n'éventa notre fuite qu'au lever de Doris et de Tryphœna. D'habitude, nous assistions galamment à leur toilette matinale. Aussitôt, Lycas met en campagne ses valets. On nous cherche surtout du côté de la mer. Là, nos rabatteurs apprennent quelle visite nous fîmes au tillac de la Déesse, mais rien encore du cambriolage. Car la poupe du bâtiment regardait vers le large et son pilote n'était pas rentré.

Enfin, Lycas ne doutant plus de notre évasion, la rancœur de m'avoir perdu le déchaîna contre Doris qu'il incriminait d'un tel essoine. Je tairai les outrages, les voies de fait auxquels il se porta, car j'en ignore le détail. Apprenez seulement que Tryphœna, instigatrice du désordre, persuada Lycas de nous aller quérir chez Lycurgue près de qui, certainement, nous étions réfugiés. Elle s'offrit même à être de la partie, afin de dauber sur nous en proportion de nos méfaits.

Les voilà donc en route et arrivant d'assez bonne heure, le lendemain, au castelet. Nous étions sortis. Car Lycurgue nous avait conduits à certaines héraclées que fériait un bourg voisin. Nos poursuivants emboîtèrent le pas et finirent par nous trouver au temple, sous le porche. Leur aspect nous troubla fort. Lycas de notre escapade se plaignit à Lycurgue, en toute véhémence. Mais il fut reçu par notre hôte d'un front impénétrable et d'un sourcil dédaigneux. Ce froid me rendit l'audace. Malfaisants et honteux, ses stupres, je lui jetai d'abord à la face, lui reprochant, à haute voix, les lubriques assauts qu'il m'avait donnés, tant chez Lycurgue que dans sa propre demeure. Tryphœna, qui s'ingéra de me contredire, n'en fut pas, non plus, la bonne marchande. Je lui reprochai, devant les badauds qu'avait ameutés notre dispute, ses appétits de goule, montrant, à l'appui de mon dire, Giton crevé, moi-même presque démoli par cette chienne libertine.

Les éclats de rire que chacun fit alors jetèrent nos ennemis dans un étrange désarroi. Ils en eurent grand ennui et détalèrent au plus vite, mais jurant tout bas de se venger. Comme ils virent que, dans l'esprit de Lycurgue, nous avions pris les devants, ils résolurent de l'attendre chez lui pour le détromper des couleurs dont nous l'avions berné.

La fête s'acheva si tard qu'il nous fut impossible de regagner le domaine. Lycurgue nous coucha dans une métairie qu'il possédait à mi-chemin de sa résidence. Le lendemain, obligé de rentrer chez soi pour affaires, il partit sans nous éveiller. Lycas et Tryphœna l'attendaient au castelet, qui le surent flatter, circonvenir, de manière si adroite qu'ils l'engagèrent à nous livrer entre leurs mains. Lycurgue, cruel par nature et se truphant de garder sa foi, ne songea plus qu'à nous rendre à nos ennemis. Il persuada Lycas d'aller chercher main-forte, cependant que, lui-même, nous garderait à vue dans sa propriété.

Il regagna donc la villa et nous reçut du même air qu'aurait pu prendre Lycas. Joignant les mains et prenant un air de circonstance, il nous reprocha la témérité que nous eûmes de chercher à lui en imposer par une accusation calomnieuse contre un de ses amis. Sans plus vouloir nous entendre, il ordonna qu'on nous mît aux arrêts, Giton et moi, dans notre chambre, faisant sortir Ascyltos, mais refusant de l'écouter sur notre justification. Puis, ayant comme il faut chapitré nos geôliers, emmenant Ascyltos, il s'en retourne au castelet.

Pendant la route, son mignon de couchette eut beau alléguer des raisons émollientes. Rien ne put adoucir Lycurgue: larmes, blandices, ni prières. Cette dureté piqua si fort notre camarade qu'il résolut de nous déprisonner. Dès le soir même, il se prit d'altercas et refusa de coucher avec son amant, ce qui lui permit d'exécuter le plan qu'il avait formé pour notre salut.

Dès que la valetaille fut plongée dans le premier sommeil, prenant sur son dos notre bagage et passant par une brèche du mur qu'il avait remarquée, il atteignit, avant le jour, la métairie, entra sans nulle encombre et vint à notre chambre. Nos gardiens en avaient fermé la porte. Mais il était bien aisé de l'ouvrir, n'étant qu'une cloison de voliges, de quoi il vint à bout par le secours d'un morceau de fer et déboîta proprement la serrure, dont la chute nous éveilla. Car, en dépit de la fortune adverse, nous dormions à poings fermés.

Fatigués d'avoir assez avant dans la nuit prolongé la veille, nos argus ronflaient de la belle manière. Nous fûmes seuls désendormis par le tapage. Ascyltos nous dit brièvement tout ce qu'il avait fait pour nous. Besoin ne fut d'autres explications. Pendant que je m'habillais en hâte, l'idée me vînt d'assassiner nos geôliers d'abord et de carroubler ensuite la villa. Je soumis ce projet à mes compagnons. Ascyltos approuva le larcin, mais nous bailla congé d'en venir à bout sans effusion de sang. Comme il savait les aîtres, il nous mena dans un garde-meuble où nous prîmes le meilleur. Nous délogeâmes à pointe d'aube et, déclinant les grandes routes, nous marchâmes jusques au temps que nous pûmes nous croire en sûreté.

Alors Ascyltos, reprenant haleine, se rigola hautement d'avoir friponné Lycurgue, pingre, dont à notre copain la parcimonie baillait juste raison de clabauder. Nul salaire pour tant de voluptueuses nuits. Une table aride en vins et stérile en fricot. La lésine de Lycurgue était, malgré sa richesse énorme, sordide au point qu'il se refusait les choses nécessaires à la vie.

Il ne boit pas au sein du fleuve et ne saisit pas les fruits qui s'offrent sur les eaux,
Ce Tantale infortuné que géhenne le désir.
Pareille, la face d'un riche avare qui redoute éperdument
Ce qu'il peut exécuter, qui remâche la soif dans sa bouche aride.