Couverture

Louis Joseph Vance

LE RETOUR DU LOUP SOLITAIRE

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Catalogue Librorium Editions

CHAPITRE PREMIER

DÉMISSION

Dans la chaude splendeur de cet après-midi de printemps, un gentleman d’apparence modeste mais sympathique, qui arpentait Piccadilly, s’engagea dans Halfmoon Street pour rentrer chez lui. Son air soucieux ne se dérida point en présence du personnage qui l’attendait dans son studio, bien calé dans son meilleur fauteuil, ayant à portée tabac et whisky, et lisant un volume de sa bibliothèque.

Ce personnage était évidemment un Anglais, encore que sa physionomie présentât quelques traits d’origine sémitique. Le gentleman à l’air soucieux, était sans conteste de race celte, bien que son costume et ses allures fussent purement anglais, et qu’il parût même un peu étonné de s’entendre saluer d’un nom bien français.

Car l’Anglais, déposant son livre sur le parquet, s’était levé du fauteuil, et lui tendait une main cordiale ; en s’exclamant :

— Comment va monsieur Duchemin ?

L’autre, après une légère pause, répondit, évasivement :

— Oh, « Duchemin », c’est de l’histoire ancienne. Mais, vous-même, comment allez-vous, monsieur Wertheimer ?

La poignée de main échangée, M. Duchemin déposa son chapeau, sa canne et ses gants de chamois, tandis que son ami, debout en face d’une cheminée sans feu, et exposant les mains à une flamme imaginaire, dissimulait sous un aimable reproche la curiosité éveillée en lui par son air préoccupé :

— Jolie habitude que vous avez de faire attendre vos amis. Je viens de passer ici plus de deux heures d’un temps que je dois au service de Sa Majesté.

— Comment pouvais-je deviner que vous auriez le front de vous introduire ici en mon absence et d’user de mon petit matériel ? riposta Duchemin, tout en se servant à son tour de tabac et de whisky. Mais on ne sait jamais quel nouvel outrage vous réserve le destin…

— Après vous le whisky, s’il en reste. Dites donc, je voudrais bien savoir où vous réussissez à vous procurer ce liquide d’avant-guerre. (Mais sans attendre qu’on lui refusât ce renseignement, M. Wertheimer reprit) : À en croire les témoignages de votre mine et de votre humeur, vous êtes allé cet après-midi aux quais de Tilbury accompagner au bateau Karslake et Sonia.

— Si vous faites souvent preuve d’une telle intelligence dans votre profession, mon cher, vous irez loin…

— Et cette aventure vous a laissé un peu triste.

— Je suppose que vous non plus, vous ne trouvez pas qu’il est agréable de se séparer de ceux qu’on aime.

— Mais quand c’est pour leur bien…

— Oui, je sais, concéda Duchemin. S’il arrivait quelque chose à Karslake, Sonia en aurait le cœur brisé, mais…

— Et après le rôle qu’il a joué dans cette affaire Vassilievsky, ce n’est pas en restant en Angleterre qu’il pourrait espérer prolonger beaucoup sa vie. C’est pourquoi nous lui avons donné ce poste à la légation britannique de Pékin.

— J’ignorais que vous eussiez votre part dans cet exil, fit Duchemin, après un regard maussade à son interlocuteur.

— Oh ! avec moi, on ne sait jamais ! Quand vous me connaîtrez mieux, vous verrez que je répands quelquefois mes bienfaits sur des ingrats.

— Mais on n’est pas ingrat, affirma Duchemin. Dieu sait que j’aurais volontiers aidé moi-même à éloigner Karslake de Sonia jusqu’en Patagonie au besoin, si ce lointain séjour avait pu le faire oublier de l’Institut Smolny.

— Puisque ledit Institut Smolny refuse obstinément de s’effondrer comme on le prédit chaque jour.

— Tout juste.

— Mais n’oubliez-vous pas que vous-même avez donné à la bande Smolny tout autant de raisons de vous déclarer indésirable ?

— Ah ! gronda Duchemin, moi je me tirerai toujours d’affaire. Ce qui me fâche, c’est que je n’ai plus personne à protéger, puisque Karslake a emmené celle qui fut ma fille durant quelques semaines, et que je n’ai plus qu’à me tourner les pouces en regardant venir la vieillesse.

— La vieillesse ? Ma foi, mon cher, je ne m’en étais pas encore aperçu, mais le fait est que vous devenez vieux. Et je me demandais aussi ce qui vous avait rendu si lent, prudent et timoré, ces temps derniers. Vous baissiez, réellement… tandis que je vous croyais simplement fatigué et désireux de prendre un congé.

— Cela se peut, fit Duchemin sans révolte. Je sens que j’ai bien gagné des vacances dans votre satané Service Secret.

— Ah ! vous croyez ça ?

— Vous le croiriez vous aussi si vous aviez parcouru l’East End tout l’hiver en tenant votre vie entre vos mains.

— Mais… à votre âge… je penserais plutôt à prendre ma retraite qu’à demander un congé.

Tout en sachant très bien que son interlocuteur plaisantait selon le jeu de l’humour anglais, M. Duchemin répondit avec aigreur :

— Ma démission est à votre disposition.

— Je l’accepte, fit Wertheimer d’un air détaché. Elle a effet à partir de maintenant.

Duchemin ne répondit que par un grognement, qui montrait bien le peu d’agrément qu’il trouvait à un tel genre de conversation. Et Wertheimer ayant repris son fauteuil, tous deux gardèrent un moment le silence, un silence qui se prolongea si obstinément que Duchemin en conçut une sourde curiosité.

— Et à quoi, interrogea-t-il avec la nonchalante ironie du désintéressement, à quoi dois-je l’honneur inattendu que me fait le premier Sous-Secrétaire du Service Secret Britannique… si c’est bien là votre titre ?

— Oh ! répliqua Wertheimer indolemment, tout en vidant sa pipe, je n’étais entré que pour vous dire au revoir.

Duchemin ne peut réprimer un mouvement de surprise.

— Ah bah ! où comptez-vous aller ?

— Nulle part… et c’est tant pis ! Je veux dire que je suis venu ici pour vous souhaiter bon voyage et bon vent à la veille de votre départ des Îles Britanniques.

— Et pouvez-vous me dire où je vais ?

— C’est à vous de le décider.

M. Duchemin réfléchit un instant, puis annonça :

— Je comprends, je vais avoir une mission sans but déterminé.

— Pis que cela : pas de mission du tout.

Duchemin ouvrit de grands yeux.

— L’esprit souffle où il veut, affirma Wertheimer. Comment saurais-je où va souffler le vôtre, maintenant que vous êtes un homme libre, ne dépendant plus que de vous-même. Je n’ai plus d’autorité sur vos déplacements.

— Le Service Secret en a.

— Pas du tout. Ne venez-vous pas à l’instant de me remettre votre démission ? N’a-t-elle pas été acceptée aussitôt ?

— Voyons, que diable ?…

— Eh bien, si vous voulez savoir, se hâta d’interrompre l’Anglais, j’avais l’ordre de vous donner votre congé si vous refusiez de m’offrir votre démission. Ainsi votre lien avec le Service Secret est coupé à partir de cette heure. Et si vous n’êtes pas sorti d’Angleterre dans les vingt-quatre heures, nous vous expulserons tout net. Et voilà.

— Je vois que j’ai eu tort de si bien servir l’Angleterre.

— Quel malin ! sourit Wertheimer. Voyez-vous, mon bon, nous vous aimons beaucoup, et nous sommes résolus à vous sauver la vie. Le bruit nous est parvenu de Léningrad que votre nom est trois fois souligné sur l’Index Expurgatoire du Smolny. Le nom de Karslake aussi. Honneur bien mérité par votre collaboration dans l’affaire Vassilievsky. On a déjà mis Karslake à l’abri, mais vous restez en évidence, et c’est une calamité publique. Si vous vous attardez encore ici, cela finira par un verdict de « mort violente causée par un ou plusieurs inconnus ». Voici donc vos passeports et une somme d’argent convenable. Et si vous réussissez à passer au travers nous saurons vous en faire parvenir encore. Vous comprenez : on ne paiera jamais trop cher pour être débarrassé de vous. Un contre-torpilleur vous attendra cette nuit à Portsmouth avec ordre de vous débarquer au port de votre choix de l’autre côté de la Manche. Après cela… en ce qui concerne l’Empire Britannique… que votre sang retombe sur votre tête.

L’autre acquiesça, tout en jetant un coup d’œil dans l’enveloppe que son ex-chef venait de lui remettre, puis releva les yeux et dit avec un sourire entendu :

— Ce n’est pas la première fois que vous me congédiez de la sorte. Vous vous souvenez ?

— Bah ! vous avez aussi bien gagné le droit de vous appeler Duchemin, que moi Wertheimer.

Mais le sourire s’effaça des yeux de l’homme que l’Anglais préférait connaître sous le nom de Duchemin.

— Mais où diantre vais-je aller ?

— Ne me le demandez pas, protesta l’Anglais. Et surtout, ne me le dites pas. Je ne veux pas le savoir. Je crois presque à la télépathie, et je ne veux pas que vous soyez frappé de mort subite parce que quelqu’un aurait trouvé moyen de lire dans mon subconscient.

Il prit congé peu après. M. Duchemin s’installa dans le fauteuil que son visiteur venait de quitter, pour résoudre ce problème : où aller ?

Après avoir réfléchi un moment, il ramassa distraitement le volume que Wertheimer avait lu… et il se demanda si celui-ci ne l’avait pas laissé à terre intentionnellement. C’était le Voyage à âne dans les Cévennes, de Stevenson. Duchemin connaissait suffisamment le livre, et il n’eut pas besoin de recourir au texte pour savoir que là se trouvait pour lui la solution du problème.

S’il y avait un pays en Europe où l’on pouvait se juger à l’abri de la curiosité malsaine des rancuniers bolcheviks, c’était bien dans les Cévennes, ces montagnes peu connues du sud de la France, qui partent de la côte et remontent assez loin dans l’intérieur du pays.

CHAPITRE II

VOYAGE À PIED

« Un petit bourg nommé Le Monastier, dans une charmante vallée à vingt-cinq kilomètres du Puy… remarquable par la fabrication des dentelles, par l’ivrognerie et la liberté de langage de ses habitants, et par leurs inouïes dissensions politiques… » C’est par là que Stevenson commença son « voyage à âne ». M. Duchemin suivit son exemple. Le quatrième jour après son départ d’Angleterre, il sortit du Monastier à pied, un volume de Montaigne en poche un solide gourdin au poing, le gros sac tyrolien bouclé sur son dos permettant à ce voyageur bien moderne de se priver de la société d’un baudet.

Il faisait beau temps, il avait le cœur léger, il était heureux d’être à nouveau son maître. Il sourit plus d’une fois en pensant à ses ennemis, qui le cherchaient dans les bas-fonds des grandes villes européennes. Car depuis la côte de la Manche jusqu’au Monastier, il avait suivi un itinéraire qui défiait toute poursuite, et il pouvait en toute assurance se persuader que son évasion opportune avait passé inaperçue.

Durant deux semaines, il s’avançait vers le sud sur les pas de Stevenson. Sa santé s’épanouissait à cette randonnée. Chaque jour, il se couchait avec les poules et se levait avec le soleil ; et plus d’une fois il lui arriva de loger à la belle étoile, avec la mousse pour oreiller. L’exercice tonifiait ses muscles, les vents des hauteurs excitaient son appétit. Le soleil tanna son visage et les rides disparurent. De plus, comme en France on peut porter la barbe sans ridicule, il négligea son rasoir ; et ce fut le meilleur déguisement. Car, à la fin de la seconde semaine, quand il fit tailler par un barbier de Florac cette hirsute broussaille, il eut peine à se reconnaître dans le masque barbu et bronzé qui lui apparut dans la glace.

Ce fut précisément à Florac, sur le Tarnon, qu’il abandonna l’itinéraire de Stevenson. Tandis que celui-ci avait incliné à l’est vers Alès, Duchemin, pour s’arracher davantage à tout contact humain, continua de s’enfoncer dans la montagne.

Le temps restait superbe. Entre de hauts remparts de pierre crénelés, le Tarn s’était frayé un cagnon par où se précipitaient ses eaux, vertes au soleil et translucides comme le jade, d’émeraude profonde à l’ombre, d’un blanc crémeux dans les rapides. Les hautains profils de ses falaises se frangeaient de pins rabougris et de genévriers, et çà et là, quelque ruine de château abandonné se détachait sur le ciel bleu. À six cents mètres plus bas, le Tarn se faufilait à travers des grèves de sable, des champs cultivés, des vergers, des plantations de châtaigniers et de noyers, et, de loin en loin, traversant des petits villages resserrés entre les falaises et l’eau.

Sur la hauteur, s’étendaient les Causses, vastes plateaux arides et nus, sans autres accidents de terrain que parfois un tertre arrondi, un menhir ou un dolmen, et de grands trous qui s’ouvraient dans le sol comme des cratères refroidis et que les gens du pays nomment des avens. Une contrée bizarre, lugubre, inhospitalière, balayée des vents, livrée aux sept démons de la solitude…

La pluie emprisonna le voyageur durant trois jours dans un bourg appelé Meyrueis, agréablement situé dans la vallée de la Jonte, au confluent de la Jonte et du Butézon, à des lieues de distance du chemin de fer et du monde civilisé. Cet arrêt dans la monotonie de la marche quotidienne n’était pas pour déplaire à Duchemin, qui campa volontiers dans cette coquette petite ville, isolée au cœur de ce pays enchanté.

« Ici, songeait-il, rien ne peut me troubler ; et il est grand temps de savoir ce que je vais faire du reste de mes jours, je n’ai que trop gaspillé ma vie. Voici qu’il va falloir dire adieu à la jeunesse et à la grande aventure, à l’insouciance et au romantisme. »

Et notre aventurier se voyait déjà, bedonnant et respectable, tenant boutique d’antiquités dans un quartier tranquille de Paris…

Mais l’homme propose…

Malgré cette résignation prématurée aux vertus bourgeoises, Duchemin fut bien aise de voir, le quatrième jour, un soleil radieux se lever sur Meyrueis. Dès huit heures, il était en route, se proposant de faire l’excursion du Causse Noir et de Montpellier-le-Vieux, d’où il redescendrait par les gorges de la Dourbie pour être à Millau avant la nuit.

Il avait refusé de prendre un guide, malgré les conseils de son hôtelier. Les Causses, avait dit le bonhomme, sont traîtres ; des gens se perdent parfois sur leurs plateaux, et on ne les revoit plus. Duchemin ne craignait pas de se perdre, car il comptait sur sa bonne mémoire et sur son sens de l’orientation pour retrouver son chemin.

Il allait bientôt avoir occasion de se repentir de son outrecuidance…

La montée était dure au sortir de la vallée de la Jonte. Quand il parvint au sommet, le soleil avait déjà dépouillé toute végétation de sa parure de rosée, et le Causse ne montrait plus trace du déluge qui s’y était abattu pendant soixante-douze heures de suite. Le calcaire poreux absorbait l’eau, comme un Allemand fait la bière. Mais, si l’on s’arrêtait sur le bord d’un aven pour prêter l’oreille, on entendait sous ses pieds des bruits troublants, fuites d’eau et glouglous sinistres, qui révélaient dans les ténèbres souterraines l’existence de torrents au cours mystérieux.

La piste que Duchemin suivait – il n’y avait pas trace de route – serpentait parmi une forêt en miniature de pins rabougris et de chênes nains, et de temps à autre se mêlait dans une petite clairière à dix sentiers pareils divergeant en toile d’araignée dans toutes les directions. Le voyageur ne pouvait se guider que sur le soleil. À un moment il se trouva tout à coup au bord d’un ravin qui s’ouvrait dans la terre comme une cruelle blessure. Gagnant une hauteur, il vit qu’à moins de faire un détour de plusieurs kilomètres, il n’avait d’autre moyen d’atteindre l’autre côté que par les profondeurs du ravin lui-même.

La descente fut pénible, mais la montée qui suivit fut un vrai casse-cou, et il dut se reposer un bon moment avant de se remettre en chemin. Le soleil lui fut alors un ennemi. La sueur ruisselait de son visage. Durant des heures Duchemin avança ainsi, sans rencontrer une âme. Une fois il crut apercevoir à distance un château solitaire dominant un autre ravin ; mais ce n’était apparemment qu’une des nombreuses ruines propres au pays, et il s’abstint de s’approcher.

Bien après midi, le hasard le mena à un hameau dont la misérable auberge lui fournit du pain et du fromage avec une piquette claire et aigre. Il s’enquit d’un guide, mais le seul indigène présent, une épaisse et rébarbative brute, en apprenant que Duchemin voulait visiter Montpellier-le-Vieux, refusa hargneusement d’avoir affaire à lui. À plusieurs reprises durant son déjeuner il entrevit par la fenêtre de l’auberge l’individu qui semblait l’épier avec une insistance singulière. Pour finir, la fille qui le servait consentit à le mettre sur son chemin.

Dans une gorge rocheuse, appelée le Rayol, fantastique comme un cauchemar de Gustave Doré, dans une chaleur de fournaise, il peina durant des heures. La paix du soir et ses longues ombres couvraient déjà la terre quand il déboucha de nouveau sur le Causse. Alors il perdit son chemin une fois de plus, manqua le village de Maubert, où il comptait trouver un véhicule, ou tout au moins un guide, et dans le mystère argenté d’une superbe nuit de clair de lune il se trouva au haut d’une montagne d’où il dominait Montpellier-le-Vieux.

La renommée de cette curiosité naturelle avait préparé notre voyageur à la reconnaître à première vue, malgré tout l’invraisemblable du spectacle. Dieu sait quelles convulsions ou quel lent travail de la nature il a fallu pour créer cette merveille. Duchemin ne chercha pas d’explication scientifique et il reste aujourd’hui encore persuadé qu’une légion de cyclopes en démences a jadis édifié Montpellier-le-Vieux dans une heure de désœuvrement, et en ont fait une cité de titanesques monolithes.

Il avait devant lui en apparence une ville d’au moins trois kilomètres de long, sur plus d’un de large, un entassement d’habitations de toute forme et de toute dimension, un labyrinthe de rues étroites et tortueuses coupées çà et là de vastes et majestueuses avenues, avec des places publiques et des carrefours spacieux, et des murailles dominées par une citadelle.

Mais ni porte ni fenêtre ne garnissaient la façade des bâtiments, aucune cheminée n’exhalait une spirale de fumée, ni véhicule ni piéton ne troublaient ces voies où poussait l’herbe… Montpellier-le-Vieux ! Plutôt Montpellier-le-Mort, songea Duchemin.

Émerveillé, il descendit dans la ville de pierre et circula dans ses rues désertes, tout en se dirigeant vers l’extrémité sud, où il comptait trouver la route de Millau. Le choix de ce raccourci n’avait d’autre raison que la fatigue. Moins las, il eût préféré faire le grand tour. Il n’était guère enclin aux terreurs superstitieuses, mais il y avait quelque chose de sinistre dans la prodigieuse immobilité du lieu et dans le silence lourd d’une menace secrète.

De temps à autre, en arrivant au coin d’un grand monolithe, il se surprenait à épier avec méfiance il ne savait quoi, comme s’il se fût attendu à l’apparition de quelque rite effroyable, et il jetait des coups d’œil inquiets dans les avenues qu’il dépassait, ou regardait derrière lui dans la crainte d’un danger inconnu.

Si bien qu’au moment où un homme surgit tout à coup d’un rocher à trente ou quarante pas en avant de lui, Duchemin s’arrêta court, les nerfs en émoi et eut peine à retenir une exclamation. Il comprit aussitôt que l’homme ne l’avait pas vu et ne se souciait pas de lui. Car un instant il resta là lui tournant le dos et inspectant la direction que Duchemin allait prendre. C’était un gros gaillard vêtu d’un uniforme de simple soldat du corps expéditionnaire américain, costume le plus disgracieux et malséant qui ait jamais déshonoré la forme humaine.

Puis il se retourna à demi, adressa un signal rapide à un être invisible pour l’observateur, et s’avança furtivement. Non moins furtivement répondit à son signal un individu qui portait un bizarre costume de paysan. Dès qu’il eut paru, tous deux s’éclipsèrent derrière un bloc de rocher, et l’avenue de monolithes reprit son immobilité.

CHAPITRE III

RENCONTRE AU CLAIR DE LUNE

Or, en admettant qu’un simple soldat soit libre de passer sa permission où bon lui semble, le corps expéditionnaire américain avait été rembarqué depuis longtemps jusqu’au dernier homme, et la région du Tarn est fort éloignée des bords du Rhin, occupée par les troupes régulières des États-Unis. Mais c’était aussi un fait connu de M. Duchemin que l’uniforme des Américains avait souvent servi à ses anciennes connaissances, les Apaches de Paris, de déguisements pour exécuter leurs forfaits. Ce détail seul eût donc suffi à lui rendre suspecte la rencontre des deux individus et à lui persuader qu’ils préparaient quelque mauvais coup. Et, comme pour confirmer ses soupçons, des cris de femme éclatèrent soudain.

Duchemin contournait le coin où les rôdeurs avaient disparu. Mais n’apercevant qu’une haute muraille de rocher, il prit sa course et après un circuit, arriva en plein sur la scène du drame.

C’était un terrain découvert, sur une bande de gazon bordant l’un des grands cirques, un entonnoir vaguement ovale d’environ deux cents mètres dans son plus petit diamètre et cent de profondeur, un vaste trou obscur où la clarté lunaire silhouettait un groupe étrange de sept personnages.

Une femme en deuil serrait contre elle une jeune fille épouvantée. D’autre part, dans un combat farouche, un homme se défendait assez mal contre deux adversaires, et, non loin, une autre femme, tournant le dos dangereusement à l’abîme, tremblait d’épouvante sous la menace d’un revolver, brandi par un autre bandit.

Ce dernier était le plus proche. Duchemin s’élança sur lui brusquement et son gourdin s’abattit sur la main de l’individu avec une force à lui casser le poignet. L’arme tomba, l’homme lança un blasphème et pirouetta sur lui-même. Puis, apercevant son assaillant, il se baissa si vite pour ramasser l’arme de la main gauche, qu’il eut le temps de la braquer et de faire feu avant que Duchemin pût lui asséner un second coup de bâton.

Mais ce coup mit fin à la bagarre. Atteint en plein front, l’individu, avec un grognement, s’abattit en arrière, roula jusqu’au bord du précipice, et entraîné par son poids s’engloutit dans l’abîme.

La jeune femme se mit à crier, la femme âgée poussa un soupir d’horreur, Duchemin lui-même ne put réprimer un frisson d’horreur. Mais il n’avait pas de temps à perdre. L’homme qui se débattait contre deux adversaires était en danger.

Le gourdin de l’aventurier fit merveille. Un seul coup sur le crâne le plus proche, et à l’instant cet enchevêtrement de lutteurs se dissocia. Le blessé porta la main à son crâne, en gémissant. Son complice se recula avec un regard où la rage fit place à la détresse quand il comprit le changement de situation et se vit à son tour menacé par le gourdin. Il fit le plongeon, évita le coup ; et avant que Duchemin eût repris son équilibre, il s’était retourné et fuyait éperdument.

Duchemin ne s’attarda qu’un instant : sa présence ici devenait inutile. En une seconde l’homme qui était prêt à succomber sous le nombre se ressaisit et reprit l’offensive avec une souplesse admirable. Quand Duchemin l’eut vu se jeter avec furie sur son adversaire et l’abattre sur le dos, il fit demi-tour pour donner la chasse au fuyard.

Celui-ci n’était autre que le faux soldat américain, et il courait bien, malgré sa corpulence. Déjà il avait pris une certaine avance, et s’il eût soutenu son allure des quelques premiers cents mètres, il eût échappé. Mais il commit une erreur. Duchemin le vit obliquer sur la droite et se diriger vers une voiture qui attendait à quelque distance et qui, de toute évidence, avait amené à Montpellier-le-Vieux les amateurs de clair de lune.

Arrêtée au milieu d’une large avenue de difformes obélisques, c’était une calèche antédiluvienne attelée de deux rosses étiques. Et Duchemin ne put s’empêcher de rire tout haut à la vue de leur douloureuse surprise, lorsque le scélérat, sautant sur le siège, se mit à les cingler de féroces coups de fouet. À coup sûr les pauvres bêtes n’avaient jamais reçu pareil traitement de leur conducteur habituel. Il leur fallut quelques instants pour comprendre qu’il ne s’agissait pas d’un mauvais rêve, et lorsque les rosses partirent soudainement au galop, Duchemin avait eu déjà le loisir de se cramponner à l’arrière du véhicule. D’un rétablissement, il empoigna la capote repliée, sauta par-dessus et prit pied à l’intérieur.

Le cocher improvisé porta en hâte la main à sa poche revolver. Mais il n’eut pas l’occasion de se servir de son arme. À peine Duchemin avait-il pris pied dans la cahotante guimbarde qu’il sauta sur le dos du bandit et l’arracha du siège.

Ce qui suivit ne fut pour Duchemin qu’une série d’impressions confuses. Le faux Américain se battit comme un beau diable, en vociférant des injures choisies dans le plus pur argot de Belleville… Les bêtes livrées à elles-mêmes s’élancèrent à fond de train, et l’infortunée calèche roula et tangua comme un esquif sans gouvernail, secouant les deux passagers qui se battaient en dehors de toute règle. Duchemin entrevoyait par moments un visage pareil à un masque japonais, hideusement défiguré par des traînées de suie et roulant des yeux blancs qui luisaient au clair de lune. Puis il sentit une main lui saisir le gosier, et il glissa hors des coussins, tandis qu’un pouce gagnait son œil à tâtons. Mais presque tout de suite les deux adversaires se retrouvèrent debout, enlacés comme des lutteurs.

Cependant, Duchemin connaissait les ruses du corps à corps. Il avait l’avantage, étant l’assaillant et il eut vite fait de tenir l’individu à sa merci, dans une prise qui permettait de lui casser l’échine à volonté. Par scrupule, Duchemin se contenta de réduire l’autre à l’impuissance, le temps de le dépouiller de son revolver. Puis d’une bourrade et d’un coup de pied, il envoya le sinistre individu rouler sur le sol, la tête la première.

Dans cette chute il aurait dû se rompre le cou. Pourtant, lorsque Duchemin, après s’être hissé sur le siège, eut saisi les rênes et fait reprendre aux rosses déchaînées le chemin du cirque, il ne vit plus sur la route aucune trace de l’apache. Aussi put-il se féliciter d’avoir désarmé le bandit qui, embusqué dans un creux, n’eût certes mis, lui, aucun scrupule à abattre M. Duchemin.

Il ne restait plus que quatre personnes sur cinq debout au bord du cirque, quand il sauta à terre après avoir amené la calèche aussi près du groupe que le terrain le permettait. Sur l’herbe rude un homme gisait de tout son long, la tête appuyée sur les genoux d’une des femmes. Une seconde, plus âgée se tenait auprès, tremblante et se tordant les mains. La troisième était agenouillée à côté de l’homme, mais quand Duchemin s’approcha, elle se leva et s’en vint à sa rencontre.

Il reconnut dans cette dernière celle que le hasard lui avait permis de sauver tout d’abord, et il prit cette fois le temps d’apprécier la pâle beauté de son visage calme et lucide, tandis qu’elle lui adressait la parole en un français des plus purs mais avec un léger accent étranger. Voix délicieuse, d’ailleurs. Une Anglaise, supposa-t-il, ou peut-être une Américaine, très familiarisée avec la France…

— M. d’Aubrac a été blessé, d’un coup de couteau. Il faut procurer un médecin le plus tôt possible. Je pense qu’il n’y en a pas de plus proche qu’à Nant. Connaissez-vous la route ?

— Je tâcherai de la trouver, fit modestement Duchemin. Mais moi-même je m’y connais un peu en blessures. Peut-être…

— Si vous voulez bien avoir cette obligeance…

Duchemin s’agenouilla à côté de l’homme qui l’accueillit les yeux ouverts, d’un sourire crispé presque aussi faible que sa voix :

— Ce n’est rien, monsieur… une simple entaille au bras, avec forte perte de sang.

— Laissez-moi voir.

La jeune fille sur les genoux de laquelle reposait la tête de M. d’Aubrac considéra Duchemin d’un œil curieux et grave où brillaient des larmes.

— Je croyais tenir ce gredin à ma merci, s’excusa d’Aubrac, quand tout d’un coup il a tiré son couteau, m’a frappé, et s’est enfui.

— Je comprends, répliqua Duchemin. Mais ne parlez pas. Vous allez avoir besoin de toute votre énergie, monsieur.

Avec son couteau de poche il ouvrit les manches trempées du veston et de la chemise et mit au jour le bras rouge d’un sang qui fusait d’une entaille large et profonde.

— L’artère est atteinte, annonça-t-il, et se redressant il regarda autour de lui. Mon sac ?…

Il avait beau savoir que dans les moments de trouble les actions sont régies en grande partie par le subconscient, il n’en trouvait pas moins difficile d’admettre qu’il avait pu sans le vouloir se débarrasser de son sac tyrolien alors qu’il s’apprêtait à poursuivre l’uniforme américain. C’était bien, néanmoins ce qu’il avait fait.

La jeune femme qui lui avait adressé la parole retrouva l’objet à peu de distance. Son contenu permit à Duchemin d’improviser un tourniquet, et, quand le flux de sang fut arrêté, un pansement. Durant l’opération, d’Aubrac perdit connaissance.

La jeune fille poussa un petit cri.

— Ne vous alarmez pas, mademoiselle, dit Duchemin. Il va revenir à lui tout de suite, et tout ira bien maintenant jusqu’à ce que nous puissions le mettre au lit, après quoi sa convalescence ne sera plus qu’une simple question de repos.

Il passa les bras sous l’homme évanoui, le saisit à bras-le-corps et le transporta jusqu’à la route. Puis, d’Aubrac installé aussi commodément que possible sur les coussins de l’arrière, avec un oreiller que tout homme lui eût envié, Duchemin se retourna, et vit auprès de lui les deux autres femmes.

À la plus âgée il adressa un profond salut et lui offrit la main pour l’aider à monter dans la calèche.

— Madame…

Elle avait perdu de sa nervosité. L’aimable inclination de la tête vénérable qui répondit à la politesse de leur sauveur témoignait déjà de sa qualité tout autant que le nom qu’elle lui donna d’une voix émue :

— Mme de Simiane, monsieur.

— Monsieur, nous avons une grande dette envers vous. Louise… (Dans la voiture la jeune fille leva les yeux et salua, avec un murmure de politesse.) Mademoiselle de Montalais, monsieur : ma petite-fille. Et Ève… (Elle se tourna vers la troisième dame, celle dont l’accent délicieux n’était pas dans l’idée de Duchemin complètement français)… Madame de Montalais, ma fille par adoption, veuve de mon petit-fils, mort glorieusement pour son pays, à La Fère-Champenoise.

CHAPITRE IV

ÈVE

Une fois installée dans la voiture, Mme de Simiane s’occupa aussitôt de réconforter sa petite-fille, et Duchemin supposa (ce qui se trouva exact) que cette demoiselle était fiancée à d’Aubrac.

Mais Mme de Montalais réclamait son attention.

— Croyez-vous, monsieur… ? fit-elle à mi-voix, avant de monter dans la calèche.

— M. d’Aubrac n’est pas en danger immédiat. Mais cependant, un bon médecin le plus tôt possible…

— Sera-ce dangereux d’attendre jusqu’à son arrivée à Nant ?

— À quelle distance, madame ?

— Vingt kilomètres.

Duchemin jeta un coup d’œil à l’antédiluvien véhicule et à ses deux misérables rosses, et conclut son examen par un hochement de tête.

— Millau est plus près, n’est-ce pas, madame ?

— Mais Nant n’est pas loin du château de Montalais ; et à la Roque-Sainte-Marguerite notre chauffeur nous attend, à trois kilomètres à peine d’ici. Le chauffeur a conseillé de ne pas lui faire faire la route de la Roque à Montpellier ; elle est très mauvaise et abrupte.

— Votre chauffeur attend avec l’auto, sans doute ?

— Mais certainement, monsieur.

Il se ressaisit.

— Nous verrons bien à la Roque. Avec une auto à votre disposition, Nant est à peine plus loin que Millau. Mais tout de même ne nous attardons pas.

Une main frêle et ferme se posa un instant sur la sienne. Puis la jeune femme prit place à côté de Mme de Simiane, et Duchemin grimpa sur le siège.

La route ne valait pas mieux que sa réputation, et les pluies du printemps ne l’avaient pas améliorée. De profondes ornières et une profusion de gros cailloux faisaient broncher les chevaux à chaque pas. Duchemin bénit le clair de lune qui lui permettait de se maintenir sur la route. Mais il songea ensuite que, sans le clair de lune, il n’y aurait pas eu d’expédition aux simili-ruines de Montpellier et donc pas d’aventure.

Sur cette réflexion, il jura dans sa barbe. Il était las des aventures, et se serait bien passé de cette dernière, à l’heure où il désirait n’être plus qu’un oiseau de passage libre de toute attache et de tout souci.

Mais parce que le hasard avait jugé bon de l’envoyer au secours d’excursionnistes en danger, il se trouvait lié à eux. Ils demeuraient, semblait-il, dans un château quelque part à proximité de Nant. Après cette fâcheuse aventure, et avec le blessé sur les bras… et surtout si à la Roque-Sainte-Marguerite les événements s’étaient déroulés comme il l’entrevoyait… Duchemin serait obligé de les reconduire jusqu’à Nant. Et une fois là il serait définitivement accaparé. Il lui faudrait passer la nuit en ville, et le lendemain il lui faudrait s’enquérir de l’état de d’Aubrac, et se soumettre à l’enquête qui suivrait inévitablement le récit de l’attaque de Montpellier.

Il eut le pressentiment de délais sans fin auprès des autorités.

Et puis il y avait toute chance que l’histoire, grâce au rang des personnes impliquées, figurât dans les journaux du département. Et que deviendrait le commode pseudonyme d’André Duchemin ? Livré à la publicité, pourrait-il échapper longtemps à l’attention de quelque connaissance, ami ou ennemi ?…

À la Roque, minuscule hameau blotti dans l’ombre de Montpellier et vivant presque exclusivement de l’exploitation des touristes, il en fut comme Duchemin l’avait prévu en songeant à l’uniforme américain et au visage barbouillé de suie. Il se trouva, en effet, tandis que l’auto était restée au rendez-vous, que le chauffeur s’était volatilisé. Personne ne se rappelait l’avoir vu après le départ de la calèche. Là-dessus Duchemin demanda si le chauffeur était corpulent, et sur une réponse affirmative, considéra la question comme réglée. Mme de Simiane et de Montalais, suggéra-t-il, feraient bien de renoncer à tout espoir de revoir ce chauffeur-là, si ce n’est pas un hasard en dehors des probabilités.

Le patron de l’auberge, un rustre bourru, qui avait fourni la calèche avec l’homme destiné à servir de cocher et de guide à la fois, prit en mauvaise part l’accusation que son employé avait été de complicité avec les bandits. Mais Mme de Montalais en donna sa parole : c’était leur guide que Duchemin avait jeté à bas de la falaise. Et (comme Duchemin s’y attendait), c’en fut assez pour arrêter les vertueuses protestations du patron. On était quelquefois trompé, déclara-t-il. Il ne savait rien du mort, sinon qu’il l’avait pris sur bonnes recommandations. Après quoi il ne dit plus rien, et aida à transférer d’Aubrac dans l’auto.

Quand ce fut fait, d’Aubrac revint à lui et réclama de l’eau, qu’on lui donna à boire mélangée d’un peu de cognac. Bien installé sur les coussins de l’arrière, entre Louise de Montalais et sa grand’mère, il retomba dans l’inconscience.

En apprenant que Mme de Montalais allait conduire, Duchemin dissimula un soupir de soulagement et, debout à côté de la voiture, fit ses adieux. Il n’était que trop heureux d’avoir pu leur rendre ce petit service. Si par la suite il pouvait faire autre chose, un mot qu’on lui adresserait poste restante à Nîmes…

— Mais si vous vouliez avoir l’obligeance, interrompit Mme de Simiane d’une voix chevrotante, et si ce n’est pas trop vous détourner de votre chemin… Il fait nuit, monsieur. Je suis une vieille femme, et s’il survenait une panne…

De sa place au volant, Mme de Montalais abaissa vers lui son regard et ajouta :

— Ce serait un acte de charité, monsieur.

— Au contraire, inventa-t-il sans rougir, vous obligeriez un homme fatigué en le mettant à quelques kilomètres plus loin sur la route.

Il n’eut pas à regretter sa complaisance. Assis à côté de Mme de Montalais, il la vit manœuvrer l’auto d’une main habile, longeant sans une hésitation les méandres de la Dourbie sur une route médiocre.

Le vent de l’air nocturne, assez doux par exception malgré l’altitude, lui caressait agréablement le visage. Il éprouvait une somnolence, un abandon à la fatigue, auxquels aidaient le mouvement souple de la voiture, et le clair-obscur de la belle nuit de lune. Ce qui apaisa bien vite sa mauvaise humeur.

La vie ne lui accorderait jamais le repos qu’il souhaitait ; mais après tout l’agitation était la vie même ; et il faisait bon vivre cette nuit, et se sentir dans cette auto rapide et silencieuse auprès d’une femme mystérieuse.

Peut-être instinctivement sensible au regard qui détaillait ses traits avec admiration, elle jeta au bout d’un moment un coup d’œil oblique à son voisin, et comme s’il ne lui déplaisait pas, elle eut un léger sourire avant de reporter son attention sur la route.

Duchemin éprouva une secousse d’émotion, le brusque éveil d’un sentiment resté longtemps endormi en son être, insoupçonné, qui avait pris de la force en secret.

« Ève, songea-t-il, Ève de Montalais… »

Puis tout à coup il se ressaisit. Il était naturel de ressentir de telles impressions, en des circonstances si imprévues et romanesques ; mais il ne devait pas, il n’osait pas, il ne voulait pas y céder. Le danger était là.

Non qu’il craignît le danger ; il l’aimait au contraire, comme la plupart des hommes. Mais ce danger renfermait des possibilités, sinon une certitude de souffrance… de souffrance, pour lui et pour d’autres…

Et puis c’eût été par trop absurde…

CHAPITRE V

PHINUIT ET Cie

En fin de compte, néanmoins, les fâcheux pressentiments de M. Duchemin furent démentis par les événements. Les autorités se montrèrent déférentes à un degré qui le surprit. Il se trouva que le cocher-guide de la Roque était un vieux cheval de retour, trop connu de la gendarmerie. La blessure reçue par M. d’Aubrac attestait la gravité de l’affaire, et justifiait l’intervention de Duchemin et ses suites fatales, tandis que les témoignages de Mme de Simiane et de Montalais exaltèrent la conduite d’André Duchemin jusqu’à l’héroïsme. Et, naturellement, il était muni de papiers en règle.

Tant et si bien qu’il se trouva, moins de trente-six heures après son arrivée à Nant, libre à nouveau d’obéir aux ordres de sa libre fantaisie, d’aller à Nîmes, son but avoué, ou au diable si cela lui plaisait. Liberté dont, suivant la naturelle inconséquence de l’homme, il usa en se décidant à rester à Nant encore un jour ou deux, au moins. Il s’affirmait à lui-même qu’il trouvait la ville tout à fait charmante, plus même que Meyrueis… Et d’ailleurs, le temps était si incertain…

L’auberge, qui se dénommait modestement le Grand Hôtel de l’Univers, était propre, convenable et la cuisine méritait des éloges. Les fenêtres de la chambre où logeait Duchemin non seulement prenaient vue sur la grande place et la vie amusante de son marché, mais dominaient aussi un panorama splendide de la vallée de la Dourbie, avec l’attrayant contraste de sa végétation de terre alluvionnaire et des escarpements rocheux qui surplombaient de chaque côté la capricieuse rivière.

De plus, de la terrasse même du café, il suffisait de lever les yeux pour voir, au loin, perché sur une riante pente verte, devant une falaise, avec la grand’route de Millau à ses pieds, le château de Montalais.

Assis sur la terrasse, tard dans l’après-midi du second jour, Duchemin laissait son regard errer sur la silhouette du château.

Il devait y dîner le soir même, « en famille ». Dans sa poche se trouvait l’invitation, libellée de l’écriture antique de Mme de Simiane et apportée à l’hôtel par un domestique non moins antique : Monsieur Duchemin ferait un réel plaisir aux hôtes du château en leur permettant de lui exprimer, de façon trop insuffisante, l’obligation qu’ils lui avaient, etc. Avec un post-scriptum disant que M. d’Aubrac reposait tranquillement, et que sa blessure se guérissait aussi vite qu’on pouvait le souhaiter.

Duchemin avait envoyé son acceptation par le même messager. Il se rendit compte qu’il aurait dû refuser. Pour un homme de son âge il était, de fait, étonnamment sincère avec lui-même. Il savait fort bien ce qui l’incitait à rendre visite au château de Montalais rien qu’une fois avant de disparaître, comme il l’avait résolu, à tout jamais de l’horizon de ses habitants. Il ne s’était pas encore entretenu cinq minutes en particulier avec Ève de Montalais, il n’avait reçu d’elle aucun témoignage qu’il ne lui était pas tout à fait indifférent, et pourtant…

La veille dans l’après-midi, il avait retrouvé les dames du château dans le bureau du maire, et il avait regardé et écouté Ève de Montalais durant plus de deux heures.

Assise avec grâce sur une chaise incommode, d’une minceur élégante dans son demi-deuil, qui encadrait bien sa peau mate et fine et ses cheveux dorés, elle avait narré tranquillement sa version de l’aventure nocturne. Un frémissement d’ironie prolongeait parfois les modulations de sa voix grave.

Son récit terminé, elle se soumit sans répugnance ni trace d’embarras au questionnaire indiscret du formulaire administratif.

Son âge, répondit-elle, était de vingt-neuf ans ; son lieu de naissance New-York ; ses père et mère, Edmond Anstruther, né à Bath, Angleterre, mais à l’époque de sa naissance naturalisé citoyen des États-Unis, et Ève-Marie Anstruther, née Legendre, de Paris. Tous deux étaient décédés. En juin 1914, elle avait épousé, à Paris Victor-Maurice de Montalais, qui avait été tué dans le combat à la Fère Champenoise, le 9 septembre suivant. Son domicile, le château de Montalais.

Sur la main qu’elle déganta pour signer sa déposition, Duchemin aperçut un diamant bleu d’une eau si merveilleuse que cet amateur de pierres précieuses eut un mouvement d’admiration. Ces joyaux-là sont peu nombreux et se trouvent rarement en dehors des collections princières.