Couverture

René Pujol

L’ÎLE DES OMBRES

© 2020 Librorium Editions

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Chapitre premier

LE TYPHON

Le vent accourut du fond du ciel comme un être vivant et maléfique. L’aviateur le vit venir par le travers, jaillissant d’un point noir au ras de l’horizon, ainsi que de la gueule d’une caverne. Il s’emparait de la mer avec une vitesse infernale, roulant les nuages avec un sourd fracas de charrette de pierres.

Les trois moteurs de l’hydravion vrombissaient si bien, les trois hélices tiraient si ardemment que le pilote n’eut d’abord par la sensation du danger.

Il avait survolé d’autres orages et devancé d’autres tempêtes. Pour l’instant, son ennemi n’était vraiment que la chaleur, si écrasante que Bert Hammon avait déjà ôté son casque et ses lunettes, sans souci du soleil plaqué au zénith comme un large disque de métal en fusion.

Bert Hammon devait avoir à peine dépassé la trentaine, mais son visage était tout plissé, gaufré comme celui d’un vieux. Les marins et les errants de l’espace ont les mêmes rides autour des paupières. C’est peut-être à force de guetter la mort qui rôde toujours au loin, devant eux.

L’Américain, de part et d’autre d’un nez trop mince et trop long, presque un bec, ouvrait des yeux d’un bleu lavé, si clairs que leur regard avait quelque chose de gênant.

À l’abri de ses épaules, on n’apercevait que quelques pouces carrés du visage de Marcel Duclaux, son homme lige, son frère d’aventures. Marcel paraissait méditer ; en réalité, il faisait béatement sa sieste en attendant son quart de pilotage.

 

***   ***

 

Les deux garçons s’étaient connus dans un meeting. Rien ne semblait les attirer spécialement l’un vers l’autre. Ils n’étaient pas de la même race, ils n’avaient pas la même éducation. Hammon était un ancien ingénieur de Baltimore, Marcel Duclaux un ancien mécanicien de Billancourt. Et, pourtant, dès le premier jour, une sympathie puissante les avait unis. Ils ne l’avaient ni discutée, ni même analysée, tant ils savaient ne pas se tromper, sur leur valeur réciproque. Ils étaient tout de suite devenus amis, et peu de temps après, coéquipiers. Bert parlait mal le français, Marcel parlait encore plus mal l’anglais, mais, quand on vole, on ne peut pas bavarder, et quand on est à terre, on s’amuse. On n’a donc jamais besoin de grands discours pour se comprendre.

Si Marcel se résignait à vivre loin de France et surtout de Paris, c’était à cause de l’attrait des dollars et parce qu’il se promettait que son exil serait court. Dans deux ans, il espérait regagner son pays natal après fortune faite. Une modeste fortune, car il n’était pas ambitieux.

Et puis, un aviateur ne fait jamais figure d’exilé, il se déplace trop facilement pour cela. Il est comme ces oiseaux migrateurs dont on ne sait jamais bien où ils vont ni d’où ils viennent.

Bert et Marcel constituaient la meilleure équipe de la compagnie Duncan. On leur réservait tacitement les missions les plus périlleuses et les journaux racontaient souvent leurs exploits. La gloire avait pour eux l’aspect d’une brave dame un peu trop familière et rabâcheuse.

Pour l’instant, ils étudiaient la création d’une ligne régulière entre San-Francisco et Sydney. Œuvre intéressante, certes, mais à laquelle les caprices du Pacifique enlevaient tout agrément.

Les deux aviateurs avaient déjà essuyé un échec un mois plus tôt. Recueillis à trois cents milles de l’Australie par un rafiot chargé de coprah, ils avaient été obligés d’abandonner leur appareil en pleine mer.

La Duncan avait hésité à recommencer l’expérience, mais ils avaient tellement insisté qu’on leur avait confié un second avion. Ils étaient donc partis avec leur sans-filiste Nathaniel Brown.

Ce Brown était un nègre de la Louisiane, et le protégé de Marcel qui l’avait sauvé d’un lynchage. Des coloured men ayant pillé une église, les habitants d’une bourgade du Sud massacraient tous les noirs.

Brown, pour sauver sa peau brune, s’était réfugié dans la carlingue de l’avion. Bert, qui partageait le mépris de ses compatriotes pour les nègres, avait voulu le chasser. Mais une vibrante réprimande de Marcel, sans détruire les préjugés de Bert, avait persuadé ce dernier qu’il fallait, au moins cette fois, faire preuve d’humanité. Brown était donc resté dans la carlingue où ses féroces poursuivants n’avaient pas eu l’idée de venir le chercher.

Transporté à New-York par la voie des airs, Brown y était resté ; et comme il s’était toujours occupé de radiophonie, Marcel en avait fait son sans-filiste. Il avait dû pour cela triompher des résistances de son coéquipier d’abord, puis de tout le personnel de la Duncan. Mais un Parisien ne s’avoue pas aisément vaincu, et Marcel avait fini par imposer son nègre.

C’était un opérateur de premier ordre. Malgré tout, Bert ne lui adressait jamais la parole que pour les besoins du service. Cela ne froissait d’ailleurs nullement Nathaniel Brown, d’une insouciance héréditaire et d’une gaîté incoercible.

Le ciel s’obscurcissait, les vagues se crêtaient de blanc. Le vent ne soufflait pas encore, mais de brusques remous bousculaient l’appareil. Comprenant qu’il ne pouvait sortir à temps de la zone de tempête, le pilote prit un large virage et piqua droit au sud. Il avait entière confiance en son appareil, mais il jugeait inutile d’entrer en lutte contre les éléments alors qu’il lui restait une chance de fuite.

Marcel s’éveilla, tranquille comme dans un lit et loin de se douter des événements extérieurs. Comme les hommes habitués aux risques, il passait sans transition du sommeil à la lucidité. Il se rendit compte tout de suite que la marche de l’avion par rapport au soleil était anormale.

— Qu’est-ce que tu fais ? hurla-t-il avec la spontanéité de sa race, en donnant une bourrade à son compagnon.

Sans s’égosiller, Bert se contenta de montrer du pouce l’horizon derrière eux. Lui-même avait assez à faire de surveiller ses instruments de bord.

D’un coup d’œil, Marcel comprit :

— Oh ! le beau typhon !… murmura-t-il.

La tête crépue de Nathaniel surgit d’un trou rond ménagé dans la carlingue ; d’une tape, Marcel rentra cette tête comme on rentre un diable dans sa boîte. Le nègre avait un dévouement d’esclave, mais pas un courage de lion. Mieux valait, jusqu’à nouvel ordre, lui laisser ignorer le péril.

Autant Marcel avait horreur des dangers inutilement affrontés, autant il acceptait l’inévitable avec fatalisme. Il se cala confortablement sur son siège, comme au spectacle. L’appareil était à double commande, mais, pour l’instant, mieux valait laisser Bert manœuvrer seul.

La tactique était simple : il fallait fuir. Simplement fuir le vent et peut-être la trombe.

 

***   ***

 

Quand on est sur un avion trimoteur capable de tenir, pendant plusieurs jours, une moyenne de 250 kilomètres à l’heure, que cet avion est en parfait ordre de marche et qu’il est conduit par un as, on a quelque droit de croire qu’on ira plus vite que l’ouragan et qu’on peut presque jouer à cache-cache avec lui.

C’est vrai dans bien des cas, c’est faux dans les mers du Sud, surtout à l’époque des moussons. La vitesse des déplacements atmosphériques défie l’imagination. La nature démontre aux hommes que sa puissance est incommensurable.

Aussi bien, la pensée de Marcel n’était pas que l’hydravion allait échapper au typhon, c’était seulement :

— Dans combien de temps serons-nous rattrapés ?

Et cela le passionnait comme un match sur aérodrome.

Bert ne se retournait même pas. Son baromètre le renseignait suffisamment sur ce qui se passait. L’aviateur prenait de la hauteur pour bénéficier le plus longtemps possible du calme de l’air. Lui non plus n’espérait pas s’en tirer sans bataille, mais il savait que les typhons les plus violents sont souvent brefs, et il tentait de n’en éprouver que le spasme terminal.

Cela dura dix minutes à peine. Puis l’appareil subit, sous le fuselage, une sorte de poussée verticale qui faillit le faire piquer du nez et culbuter. Bert redressa et eut aussitôt à se défendre d’une attaque latérale qui l’inclina à cinquante degrés.

— Ça y est !… cria Marcel.

En effet, ça y était. La tempête les entourait maintenant de tous côtés. Les éléments se déchaînaient avec une rage folle. La visibilité devenait nulle. Sans le barographe, la hauteur au-dessus de l’océan eût été incontrôlable ; quant à l’horizontalité, elle était tant bien que mal assurée par l’équilibreur automatique.

Bert, renonçant à la fuite, cherchait au contraire à faire front. Mais les tourbillons succédaient aux tourbillons, si bien que l’appareil tanguait et roulait sans relâche.

Marcel aidait maintenant l’Américain dans cette lutte épuisante, se fiant plutôt à ses réflexes qu’à sa raison. Il défendait sa vie avec une passion froide de joueur endurci.

Les vastes ailes subissaient des torsions qui faisaient craquer les membrures et vibrer le haubanage. L’avion tombait dans des trous d’air comme une pierre dans un abîme. Il descendait parfois si bas que le mugissement des vagues dominait le bruit des moteurs.

Le compas s’affolait, le dérivomètre ne pouvait plus fournir aucune indication précise. Il ne fallait plus compter que sur la résistance de l’appareil et des pilotes.

Nathaniel Brown n’avait pas eu besoin d’explications. Malgré la terreur qui le paralysait, il avait rentré l’antenne. Ensuite, son devoir accompli, les yeux clos, cramponné, arc-bouté, il attendait avec angoisse.

La diabolique sarabande se prolongeait. Bert et Marcel sentaient leurs mains se desserrer, leurs muscles s’engourdir. Il fallait pourtant tenir sans défaillance, sous peine de mort.

Ils eurent un bref répit, une accalmie subite. Ils se croyaient déjà tirés d’affaire quand l’ouragan redoubla de fureur. Une force irrésistible les entraîna, ils eurent la sensation d’être happés par un tourbillon géant. Pendant quelques secondes, ils parvinrent à se maintenir.

Et l’inéluctable se produisit.

 

***   ***

 

Un hydravion est construit pour flotter. Mais les vagues qui brisent des gros paquebots font de la flottabilité une question purement théorique, et la moindre tempête donne de cruelles leçons de modestie aux meilleurs techniciens.

Le trimoteur se posa bien sur ses flotteurs, mais ses occupants savaient qu’il ne résisterait pas longtemps aux assauts de la houle et aux paquets de mer. Ils possédaient trois petits berthons pneumatiques mais seul le nègre commença à gonfler le sien. Bert et Marcel jugèrent superflu une prolongation d’agonie.

Ils ignoraient le lieu exact de leur naufrage, car ils avaient été déportés d’une centaine de milles peut-être, mais ils étaient certains que nul navire, long courrier ou pêcheur, ne les fréquentait. Il ne leur restait donc plus qu’à songer à la mort, car la tempête ne s’apaisait point.

L’hydravion avait été précipité dans les flots parce qu’il s’était mis en perte de vitesse, mais, malgré la brutalité du choc, il paraissait encore intact. Rien n’était brisé, l’eau n’avait pas envahi les réservoirs, les moteurs tournaient rond, à la première impulsion du démarreur. Donc, par temps calme, l’appareil aurait pu repartir.

— Mais, quand le soleil brillera de nouveau, se disait mélancoliquement Marcel, nous serons au fond depuis belle lurette !

Depuis la chute, il n’avait pas échangé un mot avec son coéquipier. Il était plus expansif que Bert, mais, dans le cas présent, à quoi bon des phrases ? On conserve plus d’énergie en gardant le silence.

Brown, cessant de gonfler son canot, avança la tête jusque sur l’épaule de Marcel.

— Boss, demanda-il, faut-il lancer le signal de détresse ?…

Marcel haussa les épaules :

— Si ça t’amuse, mon vieux… Après tout si ça ne nous fait pas de bien, cela ne peut pas nous faire de mal…

Brown avait immédiatement disparu dans son trou pour émettre dans l’espace le tragique S.O.S.

Ce n’était ni le jour ni la nuit ; sous les rafales, on n’y voyait pas à dix mètres. Le tumulte des eaux et du vent était assourdissant. Le centre du typhon s’éloignait, mais la pluie s’abattait en cataractes.

Soudain, un nouveau choc d’une violence inouïe ébranla l’hydravion. Il eut comme un soubresaut, puis un obstacle aigu, un roc sans doute, lui creva le flanc, et il commença à s’enfoncer.

Bert, toujours flegmatique, se retourna pour tendre la main à Marcel. Les deux hommes s’étreignirent fraternellement.

— Nous somme perdus… gémit Brown.

— Oui !… dit Bert Hammon.

Il déboucla les courroies qui l’attachaient à son siège. Marcel en fit autant pour sauter dans l’eau au moment où l’appareil sombrerait.

Ils n’espéraient pas se sauver, mais cela leur répugnait de périr ligotés.

Le nègre s’époumonait de nouveau dans la valve de son canot.

Chapitre deuxième

L’ÎLE SANS NOM

Affolés, malgré leur sang-froid, par le naufrage de leur hydravion, Bert et Marcel n’avaient d’abord pas remarqué qu’ils étaient beaucoup moins secoués depuis le second choc. Ce ne fut qu’au bout de quelques secondes qu’ils constatèrent cette différence.

La tempête ne décroissait pourtant pas d’intensité. À gauche, les vagues se soulevaient toujours aussi monstrueusement, mais à droite elles étaient beaucoup moins hautes ; par comparaison, la mer semblait presque calme.

Ils en déduisirent qu’une terre se trouvait sinon tout près, du moins à une certaine distance de là. Cela ne pouvait être qu’une île qu’ils étaient pour l’heure incapables d’identifier. Cette île, de formation volcanique, s’entourait d’une ceinture de récifs sur lesquels l’hydravion venait de déchirer sa coque.

Il s’enfonçait un peu moins vite, mais sans arrêt. L’eau filtrait dans la carlingue, ils en avaient déjà jusqu’à mi-jambe. Dans dix minutes au maximum, l’appareil aurait disparu. Il était entièrement métallique, et le carburant que contenaient ses réservoirs, et dont ils n’avaient pas voulu se débarrasser, l’alourdissait considérablement.

À la condition de crier, ils pouvaient se parler. Bert mit ses mains en cornet autour de sa bouche pour vociférer :

— Il doit y avoir une île !

— Je le crois ! fit Marcel sur le même ton, mais on ne la voit pas…

— Il faut essayer de l’atteindre.

— C’est mon avis. Plongeons et en avant !…

Cette impétuosité n’obtint pas l’assentiment de l’Américain.

— Gonflons d’abord nos canots, conseilla-t-il, faisons comme monsieur Brown.

Car il gratifiait toujours le nègre du titre de monsieur, de la façon la plus méprisante.

— … Nos berthons nous permettront de tenir plus longtemps, ajouta-t-il. En pleine mer, mieux valait couler à pic, mais puisque le destin nous offre une possibilité de salut, il ne faut rien négliger.

Pendant qu’il prononçait ces mots, ils débouclaient hâtivement leurs petits canots et se mettaient à souffler ainsi que monsieur Brown, en regrettant de ne pas s’y être résolus plus tôt.

Ils n’avaient pas fini leur besogne quand l’hydravion s’abîma presque sans remous. Mais telles quelles, les embarcations pneumatiques pouvaient leur épargner beaucoup de fatigue. Le sans-filiste, plus avancé qu’eux, était assis dans son esquif. Au premier geste qu’il esquissa pour pagayer avec les mains, il chavira et rejoignit les deux pilotes.

Malgré les circonstances, Marcel ne put s’empêcher de rire, ce qui d’ailleurs lui fit boire autant de mauvaise eau que le nègre. Et ils suivirent Bert Hammon qui s’éloignait déjà à brasses vigoureuses vers le point où devait logiquement se trouver l’île salvatrice.

Le ciel s’éclaircissait. Il devait être environ cinq heures de l’après-midi. Du fait de l’eau, les regards ne pouvaient explorer qu’un horizon très réduit. La terre était peut-être à proximité, mais ils ne la discernaient point.

Marcel, le moins bon nageur des trois, ne tarda pas à donner des signes de lassitude. L’eau ne lui avait d’abord pas paru froide ; maintenant elle le glaçait jusqu’aux os et ses articulations se raidissaient. Pour se reposer, il saisit son canot à pleins bras comme une grosse poupée de baudruche, et se laissa flotter. Ses deux compagnons l’imitèrent aussitôt.

— Filez devant, leur dit Marcel. Ne vous inquiétez pas de moi, je vous rejoindrai…

— Non, répliqua nettement Bert. Nous nous sauverons ensemble ou nous noierons tous les trois… N’est-ce pas, monsieur Brown ?

— Oui, Monsieur, répondit le nègre en roulant des yeux terrifiés.

Marcel jugea superflu d’insister. Toutefois, sa décision était prise. Quand ses forces le trahiraient, il lâcherait discrètement son berthon, et le reste de l’histoire se déroulerait pour lui dans l’autre monde.

 

***   ***

 

Le soleil reparaissait, frappant l’océan de ses rayons obliques. Les vagues moutonnaient encore, toujours hautes, mais tout rentrait peu à peu dans l’ordre, la nature recouvrait sa sérénité.

— Dommage de claquer, tout de même, pensa Marcel. Pourtant, ça ne va pas se prolonger… je n’en puis plus…

Les dents serrées, il accéléra l’allure pour vaincre la crampe qui lui mordait le mollet. Encore quelques brasses et tout serait fini.

Soudain, il vit que le buste de Bert s’élevait de façon inexplicable au-dessus de l’eau. L’Américain, sans rien perdre de son flegme, se contenta de lui annoncer :

— Nous avons pied !

M. Brown laissa échapper un cri de joie, tandis que Marcel poussait un profond soupir qui marquait la fin de son secret désespoir. Un être jeune et fort, quelle que soit sa vaillance, ne se résigne pas à la noyade.

— N’abandonnez pas vos canots ! recommanda Bert au nègre qui avait déjà lâché le sien.

Debout, avec de l’eau jusqu’à la ceinture, ils aperçurent la terre à une soixantaine de mètres. Elle était hérissée de rochers et d’un abord difficile, mais ils la contemplèrent quand même avec un plaisir ineffable.

Avançant à pénibles enjambées, ils ne tardèrent pas à l’atteindre, et ils s’assirent ou plutôt s’écroulèrent au pied d’une falaise qui les dominait de cinq ou six mètres.

Cette falaise, dont l’aspect noirâtre indiquait l’origine basaltique, n’avait rien d’infranchissable. Les ruisseaux de la saison des pluies avaient tracé de véritables sentiers zigzaguant entre les blocs.

— Si nous montions ? proposa Marcel.

— Dégonflons d’abord nos canots pour les transporter avec nous là-haut. Ici, le flux les enlèverait.

— Tu as raison, old fellow. Nous serons peut-être bien contents de les avoir… Si le reste de l’île ressemble à ce coin, elle n’a pas l’air bien hospitalier…

Les canots dégonflés faisaient peu de volume et peu de poids. Ils étaient munis de cordes permettant de les attacher aux épaules comme des sacs de soldat.

Le soleil déclinait rapidement à l’horizon, mais il chauffait encore assez pour sécher leurs vêtements. La baignade forcée n’était plus qu’un mauvais souvenir.

Avant de commencer l’escalade de la paroi lavique, Bert et Marcel se retournèrent d’un même mouvement vers le large.

Au delà de la couronne de récifs, l’océan était encore agité ; en deçà, il y avait une zone de tourbillons écumants puis des vaguelettes inoffensives. La profondeur devait être assez considérable, car l’hydravion avait complètement disparu. Il n’en restait aucune trace à la surface.

— Notre pauvre coucou… murmura Marcel.

Toute la coupole céleste était d’un azur magnifique. Le typhon, ayant vaincu les hommes, s’était enfui comme un bandit qui vient de faire un mauvais coup.

Parvenus sans trop de peine au sommet, les trois hommes examinèrent les aîtres.

L’île perdait l’aspect désolé qu’elle avait au pied de la falaise. Après une centaine de mètres de bordure rocheuse, on distinguait des buissons, et, plus loin encore une forêt s’étendait à perte de vue comme une muraille verte.

— Nous trouverons des fruits ! pronostiqua M. Brown.

— Tiens ! c’est vrai, répondit Marcel. L’heure du dîner approche et nous n’avons rien à nous mettre sous la dent… Ces émotions m’ont creusé, j’ai l’estomac dans les talons.

— Il y a des coquillages sur la grève, dit alors Bert. Faute de mieux, nous nous en contenterons.

— Je préférerais des fruits, car j’ai bien soif…

— Nous découvrirons peut-être de l’eau douce.

— Je regrette le bon café et le poulet froid qui sont restés dans la carlingue…

— De toute façon, nous n’avions même pas assez de vivres pour une journée, observa Bert.

— C’est exact… les aviateurs sont comme les oiseaux… ils vivent sur le pays.

— Avant d’explorer les environs, repris l’Américain, je vous propose de faire l’inventaire de notre fortune.

Le nègre annonça aussitôt :

— J’ai cent dollars !…

— Et moi, monsieur Brown, j’ai un carnet de chèques, riposta Bert avec dédain. Quand je parle de notre fortune, il ne s’agit pas d’argent, mais de tout ce qui pourra nous faciliter l’existence sur cette terre…

 

***   ***

 

— Ça ne va pas être riche ! fit Marcel.

Ils vidèrent leurs poches. M. Brown possédait une blague à tabac en caoutchouc par conséquent imperméable, et un briquet à amadou qui, pour le moment, ne fonctionnait pas. À part cela, il exhiba un couteau muni d’un tire-bouchon, un crayon bicolore, un stylographe et un mouchoir. C’était tout.

Bert Hammon avait un paquet de cigarettes gâtées par l’eau de mer et qu’il jeta. Un briquet à essence, un mouchoir et un browning avec deux chargeurs de rechange. Il était, en outre, propriétaire d’une montre-bracelet qui marchait encore.

Marcel, à part son mouchoir, avait aussi un revolver, mais sans chargeur de rechange ; une montre probablement détraquée parce que moins étanche que celle de Bert, un canif et une pipe sans tabac.

Aucun des trois hommes ne jugea utile de mentionner son portefeuille qui ne contenait que des papiers d’identité et quelques billets de banque. Marcel fit une grimace :

— Notre trésor n’est pas lourd…

— Adam était moins riche que nous, déclara placidement Bert en se frottant les mains. Cela ne l’a pas empêché de faire son chemin. D’ailleurs, rien ne prouve que nous serons obligés de jouer les robinsons. Il est probable que cette île est habitée…

— Reste à savoir par qui ?… dit Brown peu rassuré.

— Peut-être par quelques blancs, car nous sommes devant une forêt de cocotiers. En principe, il y a des blancs partout où il y a du coprah… En tout cas, il est à présumer que nous rencontrerons des Papous ou des Maoris…

— Cannibales ! compléta Marcel avec malice.

À quoi M. Brown répondit :

— Ce serait regrettable pour vous, Monsieur, et pour monsieur Hammon, car je me suis laissé dire que les anthropophages préfèrent manger de l’homme blanc. Ils prétendent que c’est moins coriace…

Bert Hammon ne prêtait qu’une attention médiocre à ces propos. Depuis le naufrage, il avait pris la tête de la petite expédition, et ses deux compagnons l’acceptaient pour chef sans discuter.

— Écoutez, reprit-il, interrompant leur bavardage. Dans une demi-heure, il fera nuit. L’obscurité nous surprendra sous bois, ce qui n’aura rien d’amusant. Nous ne pourrons pas aller bien loin. Je vous propose donc de dîner et de dormir ici. Le rocher n’est pas moelleux mais il a l’avantage d’être sec.

— Et nous sommes assez fatigués pour le trouver confortable, fit gaiement Marcel.

— Demain, nous serons ainsi plus dispos et nous aurons du temps devant nous…

— Adopté !… conclut le Français.

Ils descendirent sur la grève pour faire provision de coquillages, et ramassèrent des palourdes qu’ils ouvrirent avec le couteau du nègre…

Ils n’en mangèrent pas beaucoup, car elles avaient un goût trop sauvage qui ne tarda pas à les écœurer. En outre, elles étaient si salées qu’ils craignaient d’accroître leur soif.