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Charles Ferdinand Ramuz

LES CIRCONSTANCES DE LA VIE

© 2019 Librorium Editions

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PREMIÈRE PARTIE

I

D’un côté de l’entrée, se trouvait la boulangerie et de l’autre un horloger. Il fallait suivre un long corridor, et monter un petit escalier de pierre. Le bureau était au premier étage ; on lisait en lettres noires sur une plaque de tôle émaillée :

 

ÉMILE MAGNENAT

Notaire

Plus bas :

Entrez sans heurter.

 

C’était donc là. Alors, si on entrait, on arrivait d’abord dans un couloir mal éclairé ; ensuite, par la porte à gauche, dans la chambre du commis.

Il y avait un pupitre en sapin, pareil à ceux qu’on a dans les écoles, seulement beaucoup plus grand. Il était verni en noir, on voyait dedans toute la fenêtre, avec le dessin des rideaux ; parmi le reflet argenté, l’encre faisait des taches mates, et le buvard à coins de cuir avait, sur chaque feuillet, un calendrier imprimé.

On trouvait presque toujours Auguste Cavin, le commis, en train de faire des copies. Il était petit de taille et il se tenait penché en avant. Il portait les cheveux en brosse ; ses moustaches, dans son teint pâle, semblaient deux traits au charbon ; il avait les dents gâtées. Mais on remarquait surtout sa cravate : c’était une régate toute faite, de celles qui s’accrochent au bouton du faux col par une agrafe d’acier, et elles ont une armature de carton sur quoi on tend de la fausse soie ; la sienne était bleu-marine, avec des rayures rouges, et le plastron empesé de la chemise était, par place, tout froissé.

De cette première chambre, on passait dans le vrai bureau où se tenait le notaire. On voyait tout de suite la différence : les murs avaient un joli papier (des œillets et des rubans roses) ; la draperie de la fenêtre était verte et le tapis du secrétaire vert aussi. Le meuble le plus important était le coffre-fort scellé dans la paroi et verni en teintes décroissantes, depuis le brun jusqu’au jaune clair. À côté, se trouvait une espèce de bibliothèque pour le Code et les livres de droit dont on a souvent besoin. Et puis le téléphone ; on pose le catalogue des abonnés sur la planchette, et la petite boule entre les timbres s’agite en tintant quand on ferme la porte fort.

La pièce donnait sur la place. C’est un endroit à peu près plat, qui est au centre de la ville et où se tiennent les marchés, ainsi que, chaque mois, la foire. De là partent cinq ou six rues qui vont dans toutes les directions et, toutes, elles montent ou elles descendent (il faut dire qu’Arsens est bâtie sur une colline et que tout le pays est très accidenté). Sur cette place donc, du côté du levant, on voit d’abord l’hôtel de ville, beau bâtiment en pierres grises, qui porte un assez haut clocher ; la halle au blé, appuyée contre, a de grosses colonnes carrées ; et puis, des trois autres côtés, sont des maisons particulières, avec celles du fond concaves, de sorte que, de ce bout-là, la place va s’arrondissant.

Comme il allait être six heures, le notaire plia la lettre qu’il écrivait, puis colla l’enveloppe et appela Cavin.

— Eh bien, Cavin, dit-il, avez-vous rédigé cet acte ?

— Oui, monsieur.

— C’est ça, alors il vous faudrait, en passant, me mettre une lettre à la poste. Et puis demain matin, vous irez à la banque.

— Oui, monsieur.

— Je crois que c’est tout.

— Et pour cette mise du 24 ? dit Cavin.

— Oh ! pour cette mise… nous verrons demain.

Ils faisaient toujours ainsi d’habitude : ayant fini la journée, ils examinaient ensemble l’ouvrage de la journée. Et le notaire restait le dernier au bureau, comme c’est le devoir du maître.

Seulement, ce soir-là, qui était un soir important dans sa vie, il avait besoin de se faire beau. Il avait sa chambre à ce même étage ; il changea de chemise, il changea d’habit ; il se brossa soigneusement ; il se regarda dans la glace pour voir s’il était bien rasé ; et puis, comme le temps pressait, il se dépêcha de sortir.

Sur la place, le syndic causait avec un municipal. Le notaire les salua le premier, ils répondirent à son salut. Plus loin, Hauser, le cordonnier, était assis devant sa porte.

On ne rencontrait presque personne ; c’était le moment du souper. Toutes les familles, parmi les bourgeois, dînent à midi et soupent à six heures. Quant aux vignerons et aux campagnards, ils étaient aux champs ou bien dans les vignes.

Le notaire prit par les Lignières. On est là presque hors de ville, c’est plutôt une route qu’une rue. On y sent déjà l’été l’odeur des foins mûrs qui sèchent, les arbres commencent à se montrer partout. À main gauche, quand on descend, on a des petites constructions mises de travers, des écuries, des pressoirs et une forge aussi près d’une fontaine ; à main droite, au contraire, on a les plus belles maisons d’Arsens.

Elles sont là debout au-dessus du ravin où coule la Venoge et regardent vers le beau lac. Celle de M. de Hallwyl, lequel descend des baillis de Berne, a un perron couvert d’une marquise et deux girouettes à boules rouillées. Une autre se tient derrière un petit jardin, toute noire à cause d’un lierre. Celle qui suit a les contrevents presque toujours fermés. Il y en a encore deux. La maison de madame Buttet est la dernière de toutes.

Elle est également parmi les plus anciennes, elle borde la rue et ses murs sont crépis. Le temps et la pesanteur du toit ont fait qu’ils bombent un peu ; par-ci par-là, on aperçoit une lézarde ; mais ils sont solides quand même, car ils sont épais et les fondements sont posés profond.

On allait servir le souper ; mademoiselle Hélène avait mis la table, pendant que Lucie apportait les plats. Les plis de la nappe faisaient six carrés, trois d’un côté et trois de l’autre. Un bouquet trempait dans un vase. C’était un bouquet garni tout autour de branches de buis ; et il était fait de lilas, de quarantaines et de tulipes.

Est-ce que tout était bien à sa place ? Quelquefois on oublie le sel ou le service à découper ; il faut se déranger au milieu du repas ; aussi mademoiselle Hélène comptait les objets dans sa tête ; elle vit que rien ne manquait. Tout à coup le soleil entra. Il vient ainsi, toujours un peu plus tard, à mesure que la saison s’avance ; et puis toujours un peu plus tôt, une fois les longs jours passés ; finalement il ne vient plus.

Madame Buttet, qui ourlait une serviette près de la fenêtre, se leva, et dit :

— Qu’est-ce qu’il fait, Émile, qu’il n’est pas encore là ?

Mademoiselle Hélène répondit :

— La demie n’a pas sonné.

— As-tu dit à Lucie de dresser les pommes de terre ?

— Oui, maman.

Madame Buttet reprit :

— Il faut pourtant que j’aille voir ce qu’elle fait ; on n’est sûr de rien avec cette fille.

Mademoiselle Hélène avait un corsage de couleur, une jupe noire et un tablier à bavette, avec de larges brides qui croisaient dans le dos. Ses cheveux peignés à plat sur les tempes découvraient le front au milieu. Elle paraissait un peu fatiguée et cependant heureuse au fond. Cela se voit toujours quand même, il y a alors dans les yeux une petite flamme qui brille. Pour faire passer le temps, elle avait pris la Gazette et elle regardait les morts. C’est à la quatrième page : plus rien qu’un nom vite oublié, avec un encadrement noir. Cette fois, ils n’étaient que deux ; elle ne les connaissait pas ; elle referma le journal.

Madame Buttet reparut.

— Eh bien, oui, dit-elle, je suis arrivée au bon moment ; une minute de plus, le riz s’attachait !

Et elle soupira. Seulement, presque en même temps que la pendule, la sonnette de la porte sonna. Mademoiselle Hélène savait bien qui c’était ; elle alla vite répondre. On entendit la voix du notaire ; celle d’Hélène qui répondait ; puis un silence et madame Buttet pensa : « Les voilà qui s’embrassent… Enfin, puisqu’ils sont fiancés… » Mais c’était pour elle une sensation désagréable ; il lui semblait qu’on lui prenait quelque chose.

Émile Magnenat parut. Madame Buttet lui dit :

— Bonsoir, Émile.

Il dit :

— Bonsoir, madame.

Madame Buttet sourit :

— Je suis toujours madame pour vous !

Émile Magnenat fut un peu gêné :

— Voyez-vous, chez moi, il me faut toujours du temps pour m’habituer.

Et sa fiancée ajouta :

— C’est pour rire, maman comprend bien.

Chacun s’assit à sa place et on commença à manger. Le soleil descendait derrière la maison d’en face. Ses rayons, comme une barre, se levèrent d’abord depuis sur le plancher, montant contre le mur, puis frappèrent le plafond et glissèrent tout le long, se raccourcissant peu à peu ; puis subitement disparurent ; et la chambre fut pleine d’ombre. Mais, à cause du ciel clair, les tasses gardaient encore un petit luisant aux anses.

On parla de choses et d’autres. Dehors les enfants jouaient à la cache. S’étant rangés en cercle, ils comptaient pour savoir qui chercherait. Et on les entendait compter :

 

Amélie de Paris,

Prête-moi tes souliers gris

Pour aller au paradis.

On dit qu’il y fait si beau

Qu’on y voit les quatre agneaux.

Pin, pi, pomm’ d’or,

La plus belle en est dehors.

 

À chaque syllabe, on touche quelqu’un ; le dernier qu’on touche, c’est celui qui cherche, et on entendait claquer les souliers ; c’était que les autres allaient se cacher.

Et on entendait aussi forger à la forge. C’est un son qui fait penser aux abeilles, à des pierres chaudes, à une couleur rousse.

Toutefois, Émile ayant repris de la viande, madame Buttet s’essuya les lèvres et dit :

— Qu’est-ce que vous pensez de mon rôti ?

— Ah ! dit Émile, il est très bon.

— Et toi, Hélène, tu n’as pas assez mangé.

Il fallait toujours l’obliger à se servir, elle n’avait pas d’appétit.

Hélène répondit :

— Je n’ai pas faim.

— Voyons, mon enfant, dit madame Buttet, ce serait pourtant le moment de prendre de bonnes résolutions.

Comme elle en était venue où elle voulait, elle reprit aussitôt :

— Vous savez, Émile, que le trousseau avance. Trois douzaines de draps qui sont prêtes, presque toutes les serviettes, les torchons ; encore quoi ? ah ! oui, les nappes, les petits rideaux. Reste l’étoffe pour les meubles. Il faudrait aller un jour à Genève.

— Ou bien à Lausanne, dit Émile.

— Plutôt à Genève, croyez-moi, on a plus de choix, et le choix fait tout.

Émile demanda à sa fiancée ce qu’elle en pensait.

— Oh ! dit madame Buttet, Hélène est de mon avis.

Et Hélène dit, en effet :

— C’est comme tu croiras, maman. En tout cas, à Genève, il y a de bons magasins.

— Alors quand ?

— Voulez-vous, dit Émile, la semaine prochaine ?

Lucie apporta le thé ; elle posa la théière à la droite de sa maîtresse sur un rond de bois découpé ; c’était une grosse théière de famille, en étain et de forme ronde, avec des côtes comme un melon. Madame Buttet remplit les tasses.

On avait pour le dessert un pudding au pain comme on en fait dans les petits ménages, parce qu’ils sont économiques et faciles à confectionner. On met dedans des raisins de Corinthe, on les arrose d’un sirop de vin rouge, ils accompagnent bien le thé. Madame Buttet passa le plat, puis, Lucie étant sortie, revint à son entretien. Elle aimait assez aller au fond des choses.

— À présent, dit-elle, il reste la noce et c’est l’essentiel.

Les cuillers choquaient les assiettes, montant et redescendant ; personne ne répondit.

Elle répéta :

— Puisque la date est décidée, nous devrions tout arranger. Le temps va vite.

Émile leva la tête et dit :

— Je vous laisse faire.

— Oh ! pas du tout. Vous avez voix au chapitre. Combien avons-nous d’invités ? Les deux amies de noce, reprit-elle, sont déjà prévenues. Pour les amis de noce quelles sont vos intentions ?

— Je crois, dit Émile, qu’il vaudrait mieux ne pas avoir trop de monde.

— Seulement, qu’est-ce qu’on dira ? On dira : « Ils veulent faire à l’économie. » Je suis bien d’avis qu’on reste modeste ; on ne peut pourtant pas se cacher.

Émile parut réfléchir.

— C’est que, pour les amis de noce, je suis un peu dans l’embarras. Tous ceux que je connais sont mariés.

— Voilà qui ne fait rien du tout.

— J’ai pensé à Henri Bovard et à Jules Favre à Morges. J’ai fait mon examen avec eux.

— Eh bien, dit madame Buttet, on mettra M. Bovard avec Jeanne Borle et M. Favre avec Berthe. Ça n’irait pas trop mal. Et puis tâtez le terrain : on se décidera ensuite.

— Seulement, dit Hélène, crois-tu que Jeanne vienne, puisqu’elle est en deuil ?

— Voyons ! une tante qu’elle n’a jamais vue ! Quant à moi, après les amis de noce, j’aurai en premier lieu ma cousine Baud, des Allinges, et puis mon neveu René ; j’aurai ensuite ma belle-sœur avec une de ses filles ; trois, sept, huit, neuf, dix, onze ; ça fait onze pour ma parenté. Les amis sont des gens d’ici, n’est-ce pas ? Nous les inviterons entre vous et moi. Mettons huit encore. Ce serait à peu près tout.

Pour Émile, le mauvais moment était venu. Il chercha une longue phrase, ne la trouva pas, hésita un peu et dit simplement :

— Je me demandais si je ne ferais pas bien d’inviter mon frère.

Car il avait un frère nommé Ulysse qui était jardinier et avait mauvaise réputation ; il buvait ; on racontait aussi qu’il était socialiste. Et, quoique madame Buttet ne l’eût jamais vu, elle savait bien de qui il s’agissait.

Elle dit :

— Votre frère qui habite Versoix ?

— Vous comprenez, reprit Émile, c’est mon frère, je ne voudrais pas lui faire chagrin.

De nouveau chacun se tut. On avait fini de manger, on buvait le fond des tasses, le thé était tiède.

— Oui, dit madame Buttet, nous serions dix-neuf ou vingt ; il ne faudrait en tout cas pas qu’on dépasse la vingtaine.

L’habitude est de donner à manger avant ou après le mariage. Quelquefois on va dans un hôtel, mais on aime mieux recevoir chez soi ; et, quand les appartements ne sont pas très grands, il est bon de prendre garde au nombre des invités. Il faut aussi veiller à ce qu’ils soient tous « comme il faut ». On vit bien pourtant, à sa réponse, que madame Buttet cédait, ne pouvant pas faire autrement. Alors Émile fut enhardi pour sa seconde proposition qui était d’inviter le commis. Et il dit :

— On pourrait peut-être inviter Cavin.

Mais madame Buttet fit un petit mouvement de la tête. Car il est assez naturel en définitive qu’on veuille avoir son frère à ses noces ; un commis, c’est différent. Elle roula sa serviette et l’ayant glissée dans le rond d’argent, elle répliqua :

— Croyez-vous ?

Émile dit :

— Je vous le demande.

Et Hélène qui avait bon cœur ajouta :

— Tu sais, maman, un de plus, un de moins, on ne remarque pas la différence.

— Je crois, Émile, dit madame Buttet, qu’il vaudrait mieux renoncer à votre idée. Premièrement, avec qui est-ce qu’on le mettrait ?

Émile ne savait pas.

— Ensuite, dit madame Buttet, il serait peut-être mal à son aise. Et encore, dit-elle, il préférerait peut-être ne pas venir et il se croirait forcé de venir…

Elle ajouta :

— Et puis vous ne voulez pas une grande noce…

Et les choses en restèrent là parce que Lucie était revenue.

Les fiancés, chez nous, peuvent se promener ensemble ; cela leur est permis. De sorte qu’Émile et Hélène allèrent jusqu’à la Venoge. Il faisait si bon, il faut profiter.

La rue des Lignières se termine brusquement à côté de la maison, car le ravin s’ouvre là ; on n’a pour y descendre qu’un petit escalier ; les marches sont taillées dans la pente même et simplement pavées, avec un bord de pierre. De chaque côté, deux hauts murs portent des jardins et, par-dessus ces murs, pendent les citronnelles. Plus bas il se trouve une route. C’est une route de première classe qui va vers le nord où sont quatre ou cinq grands villages. Elle prend le coteau de flanc et le suit, descendant toujours, jusqu’à ce qu’elle arrive au pont, et alors passe la rivière, et sur l’autre bord s’en revient vers vous, et remonte sans se presser.

On va donc, on a d’abord au-dessus de soi le vieux château de la ville qui sort en l’air avec sa drôle de tour ronde, près de l’église qu’on voit. Et il n’est pas romantique, pointu, crénelé, au contraire ; il est à la ressemblance du pays, où le doux langage roman est parlé, c’est-à-dire tranquille de lignes ; il est blanc, ou plutôt gris, étant un petit peu sali ; et tout près les bois commencent, car ce premier versant est couvert de grandes forêts.

L’autre, plus abrupt, est tout creusé par les pluies ; des longues coulures jaunes se voient auprès d’autres, plus blanches, rangées tout le long verticalement ; et entre elles il y a des bandes d’herbe folle, des buissons de ronces ou d’épine blanche, ou encore des petites charmilles avec des dos ronds qui se suivent comme des troupeaux de moutons.

Les fiancés, arrivés à la rivière, prirent un sentier qui la longe. On aperçoit entre les feuilles l’eau glisser ; dès qu’une averse tombe, elle s’enfle terriblement et devient brunâtre comme du café au lait ; autrement elle est très pure ; tantôt lisse, tantôt soulevée et s’enroulant ; ou bien dormante lorsque la rive fait un coude ; ou bien encore un caillou se dresse parmi le courant ; alors elle jaillit, avec un peu d’écume.

Il était huit heures, c’est le temps où la nuit commence, la pointe des collines éclaire encore un peu, mais dans les creux l’ombre épaissit ; et ils y entrèrent tous les deux. Déjà les teintes étaient changées.

Premièrement ils ne parlèrent pas. Le sentier n’est pas large ; ils marchaient l’un derrière l’autre, lui devant ; on le voyait de dos, dans son espèce de jaquette courte, un peu gros et le buste trop long en proportion des jambes, avec un chapeau de paille et la nuque découverte, parce qu’il avait un col bas ; elle, elle était maigre, petite.

Il avait trente-cinq ans et elle vingt-huit. Ils ne faisaient pas tout à fait ce qu’on appelle un mariage de raison. Dans les mariages de raison, l’argent, les situations, les convenances se font des deux côtés équilibre. Or, madame Buttet était « de très bonne famille » et Émile « venait de la campagne ». Il ne possédait guère du reste que l’argent qu’il avait gagné. Mais Hélène avait longtemps attendu ; personne d’autre ne s’était présenté : trouverait-on mieux pour elle ? Madame Buttet avait dit oui.

On doit songer qu’à ving-huit ans, avec une nature timide, on n’a plus l’entrain des petites filles qui courent en riant après le bonheur. Pourtant Hélène avait senti un peu de joie venir en elle. Et lui aussi, un peu de tendresse, avec un peu de pitié et un peu d’orgueil, comme il arrive souvent dans l’amour des hommes ; c’est quelqu’un de fort auprès de quelqu’un de plus faible. On se dit : « Elle ne pourrait pas aller toute seule, moi je l’aide et elle est appuyée sur moi. »

Ils passèrent auprès de l’usine électrique. De jour, on voit par les vitrages les grands volants qui tournent et les mécaniciens en vestes bleues qui versent de l’huile dans les rouages ; mais, la vive lumière faisant la nuit plus noire, on ne distinguait plus, dans la façade obscure, que trois carrés éblouissants.

Il dit :

— Vous devriez mettre votre châle.

Elle lui dit :

— Si vous voulez.

Elle jeta le châle sur ses épaules ; elle dit encore :

— Ils travaillent toute la nuit dans l’usine ?

— C’est bien obligatoire, sans quoi les lampes s’éteindraient.

Après, l’usine leur fut cachée et le reste du jour devint visible de nouveau. À cet endroit les collines s’élèvent, le vallon se resserre tout en se creusant ; on est environné par de grandes pentes qui se ferment en avant, car la rivière est sinueuse ; et eux, parmi ces choses, paraissaient tout petits, tout perdus. Le ciel était presque vert, et vide ; on devait renverser la tête pour le voir encore, tout en haut. Puis ils entrèrent sous les arbres. Là se tiennent les bêtes et les oiseaux nocturnes, la chouette qui s’approche à minuit des maisons et crie perchée sur les noyers ; quelquefois les feuilles remuent sans qu’on devine pourquoi ; Hélène dit :

— On aurait vite peur ici.

Il répondit :

— De quoi ?

Elle dit :

— Je ne sais pas.

Elle ajouta :

— Et puis, vous savez, il est tard. Je ne voudrais pas que maman s’inquiète.

Alors ils s’en revinrent. Comme ils s’en revenaient, la première étoile parut. Et aussitôt après une autre se montra. Et puis le signal est donné, toutes s’allument à la fois.

Une poussière blanche s’agitait devant eux, c’était la nouvelle lumière à travers laquelle tout est bleu et noir ; et une ombre tomba des arbres au milieu de l’herbe en relief, on aurait dit des taches d’eau sur une étoffe.

Ils remontèrent la route. Justement venait un cheval, attelé à un char à bancs, et la mécanique grinçait. L’homme assis sur le siège souleva son chapeau.

Hélène toussa. Émile lui dit :

— Vous toussez toujours.

— Oh ! dit-elle, ce n’est rien.

II

Les noces avaient été fixées au mercredi 16 juillet. Mai passa, juin suivit ; la saison marche dans sa force, avec un éclat terne et dur. Le foin ayant mûri se tient prêt pour la faux près de l’avoine qui est blanche ; et le long des murs, à chaque fenêtre, on voit une femme qui coud.

Les préparatifs furent longs. On veut qu’une cérémonie comme celle du mariage, qui est le centre de l’existence, reste bien marquée dans le souvenir. On fit trois voyages à Genève. Chaque jour, il arrivait des paquets : des boîtes plates de carton brun où une robe est pliée, d’autres ronds et bien ficelés dans d’épais papiers d’emballage ; un jour on apporta la couronne de mariée. C’étaient les amies de noce qui l’offraient. Elles l’avaient choisie de cire blanche, avec de petites feuilles pâles, faites en étoffe gommée ; la plupart des fleurs étaient en boutons, mais quelques-unes étaient ouvertes et de belles étamines jaunes se dressaient entre les pétales. Enfin, vers le milieu de juin, Meyer, le tapissier, vint prendre les meubles pour les recouvrir.

Émile, de son côté, se commanda une redingote, des souliers vernis, un chapeau de soie, mais il n’eut guère le temps de s’occuper d’autre chose. En somme ce fut madame Buttet qui eut le souci de tout : quand on a des manières, on cherche à le faire voir ; le moindre détail a son importance. Il faut organiser le service, composer un menu, trouver pour chaque dame un « cavalier qui aille bien ». Pendant plus d’un mois, madame Buttet fut très agitée, d’autant plus qu’Hélène ne l’aidait que peu ; une jeune fille, au moment de se marier, n’a plus toute sa tête à elle.

Toutefois, quand les meubles du salon furent mis en place, avec un beau drap vert et des clous d’or brillants, qu’on eut repeint la grille et râtelé les allées du jardin, le grand jour fut bientôt là. Il avait fait longtemps très chaud ; le 14 et le 15, il plut ; mais la nuit fut calme ; et le 16 au matin, en ouvrant sa fenêtre, madame Buttet aperçut le ciel bleu. Vers le sud, avec douceur, il allait en s’infléchissant à la rencontre des montagnes ; le soleil montait derrière les arbres, et toutes les lignes tremblaient. C’est la rosée qui s’évapore. « Quelle chance ! pensa madame Buttet, on aura le beau. »

Naturellement Lucie était restée endormie : elle fut grondée pour commencer.

— Est-ce possible ? disait madame Buttet, un jour comme aujourd’hui ! Il aurait peut-être fallu que j’aille encore vous réveiller moi-même. Si vous étiez seule, qu’est-ce que vous feriez ?

Tout reluisait pourtant dans la cuisine. On avait frotté à la brosse le carreau, les cuivres à l’eau de cuivre, lavé les murs, noirci le fourneau, recouvert la table d’une toile cirée. La casserole au lait fixée au rayon par le manche, on se voyait dedans. En outre les gâteaux secs, les vins et les desserts étaient préparés dans l’armoire. Adrienne la cuisinière avait tout mis en ordre pour la commodité.

Il n’était pas sept heures qu’elle sonnait déjà. On la faisait venir dans les grandes occasions. Ayant été quinze ans en service à Paris, elle était entendue à tout, aussi bien aux rôtis qu’aux sauces et aux entremets qu’aux pâtisseries. Elle commença par changer de robe, ensuite elle alluma le feu, pendant que Lucie montait au bûcher.

— Mon Dieu ! dit madame Buttet, quel bonheur que vous soyez là. Avec une bonne comme j’en ai une !

— Que voulez-vous, répondit Adrienne, en levant les épaules, c’est une jeunesse.

Le feu ronflait, tout allait bien. On sonna de nouveau ; cette fois c’était François le jardinier qui venait décorer le perron.

— Ah ! bonjour, François, dit madame Buttet.

François ôta son chapeau de paille et répondit :

— Bonjour, madame.

Il avait un tablier vert, muni sur le devant d’une poche carrée, qui faisait une grosse bosse ; il y logeait son sécateur, sa pipe, son tabac et toute sorte d’outils.

— Alors, reprit madame Buttet, comment allons-nous arranger tout ça ?

François se gratta derrière l’oreille :

— Eh bien, on pourrait mettre les palmiers à l’entrée de l’escalier.

— C’est ce qui vaudrait le mieux.

— Et les autres fleurs dehors.

— Essayons, dit madame Buttet.

Des enfants regardaient derrière la grille. Dans les maisons voisines, les gens s’étaient mis aux fenêtres. On ne voit pas souvent de ces beaux mariages. Bientôt le père Borle parut à son tour. Il habitait le rez-de-chaussée ; on le connaissait dans tout le pays à cause de ses allures et de son avarice. Il portait une vieille veste tachée, des pantoufles de lisière et une casquette en drap de forme allemande, avec deux languettes qui pouvaient se rabattre sur les oreilles. Entre les touffes de ses cheveux, la peau faisait des plaques jaunes. Il marchait en traînant les pieds, les mains derrière le dos.

François ayant sorti les pots de fleurs de sa brouette et les ayant rangés sur le perron, on se recula pour mieux juger de l’effet. L’effet était joli, tout le monde fut d’accord. Sur chacune des marches, il y avait deux plantes, une à droite et une à gauche ; en bas, des hortensias violets ; plus haut, des marguerites doubles, des rouges et des blanches, puis des géraniums. Cela faisait comme deux haies qui montaient jusqu’à la porte ; elles ne laissaient entre elles que juste place pour passer. Immédiatement quelque chose est changé dans l’apparence de la vie et on sent que le jour qui vient n’est pas un jour comme les autres. Madame Buttet inclinait la tête de côté comme on fait quand on examine :

— Oui, dit-elle, c’est peut-être un peu maigre, mais ça ira quand même.

Et le père Borle disait :

— Êtes-vous sûre au moins qu’elles soient fraîches, ces fleurs ?

À chaque moment, il toussait, souffrant d’un ancien catarrhe qui ne voulait pas guérir et tirait de sa poche un grand mouchoir rouge pour cracher dedans.

Cependant Hélène venait seulement de se réveiller, car elle avait mal dormi. Comme elle ouvrait les yeux, elle aperçut la chambre, les meubles, le jour clair ; sa première idée fut : « C’est aujourd’hui ! » Elle eut besoin d’un moment pour s’y habituer. Puis madame Buttet entra.

— Bonjour, maman, dit Hélène.

— Bonjour, petite, comment vas-tu ?

Madame Buttet s’assit à côté du lit. Les vêtements de la veille étaient pliés sur une chaise. Au-dessus de la glace, une pelote de dentelle entourée d’un volant rose pendait à un cordon. Et on voyait sur un carton une chromolithographie qui représentait le Christ en berger, suivi de son troupeau, avec un verset de la Bible : « L’Éternel est le Bon Berger ». C’était un souvenir de première communion.

Hélène voulut se lever. Madame Buttet l’en empêcha.

— Tu as bien le temps, dit-elle, repose-toi encore ; la journée sera fatigante.

— Maman, dit Hélène, quelle robe faut-il que je mette en attendant ?

— Tu mettras ta bleue, elle est bonne pour la maison.

Elle reprit :

— Tu ferais bien aussi de commencer ta toilette, sitôt levée, pour que tu sois plus vite prête, quand le moment sera venu.

Alors elle baissa la voix. De temps en temps un moineau se posait sur la fenêtre où il penchait la tête, tournant son œil en l’air.

Les invitations étaient faites pour deux heures et demie. Il avait été décidé qu’on offrirait d’abord du thé et des rafraîchissements, parce que plusieurs personnes venaient de loin. Ensuite on irait à l’église. Au retour de l’église aurait lieu le dîner, et il devait être fini avant sept heures pour que les mariés pussent partir à temps.

Tout se passa comme on avait prévu. Madame Buttet et Berthe Gaudin aidèrent Hélène à mettre sa robe. Elle était en laine blanche, avec une traîne ; le voile était de mousseline, les souliers de satin. Hélène avait peu de cheveux, on eut de la peine à la coiffer. Autour du chignon noué un peu haut, on disposa donc la couronne ; le voile retomba autour d’elle :

— Te voilà prête, dit madame Buttet.

Et mademoiselle Gaudin détroussa sa jupe qu’elle avait relevée au moyen d’épingles pour ne pas la salir.

Émile arrivait. Il avait sa belle redingote, le pantalon pareil, une cravate de batiste ; ses cheveux étaient partagés par une raie à gauche et relevés sur la tempe droite. Malgré que la chambre fût fraîche, il était très rouge et tout en sueur. Il s’approcha de sa femme ; voilà qu’elle n’était encore sa femme qu’à moitié et il ne la connaissait pas bien. Comme il l’avait prise par les épaules et qu’il l’embrassait :

— Est-ce que tu m’aimes ? dit-il.

— Oui, dit-elle.

— Es-tu heureuse ?

— Oh ! oui.

Ils étaient seuls pour un moment, ils ne surent plus que se dire, étant timides tous les deux ; et ils étaient émus encore par le grand voyage qu’ils avaient à faire, tout le voyage de la vie. Ils s’embrassèrent de nouveau.

On marchait dans le corridor, des portes s’ouvraient et se refermaient, la sonnette sonnait tout le temps. C’était le monde qui venait.

— Je crois qu’il nous faut y aller, dit Émile.

Dans le salon, il y avait une dizaine de dames et à peu près le même nombre de messieurs ; les dames avaient des chaises, les messieurs restaient debout. Et, à cause du grand soleil, les contrevents étaient fermés, si bien qu’il faisait assez sombre.

Quand les mariés parurent, on se tut tout à coup. Ils allèrent premièrement saluer les invités.

Madame Buttet avait une toilette de drap violette, ornée de dentelle noire ; une grosse broche d’or ronde, faite de torsades entrelacées, comme un ouvrage de vannier, fermait le col de son corsage. Madame Baud, sa cousine, avait une blouse de soie brune et une jupe noire. Madame Gaudin, la femme du pasteur, était toute en noir et modestement mise, car le traitement de son mari ne lui permettait pas de grandes dépenses ; en outre elle avait eu sa fille à habiller. Les demoiselles Bardet, deux vieilles filles maigres, portaient des costumes clairs pour se rajeunir. Madame Gailloud, la femme du receveur, avait une robe de voile champagne sur fond rose, et un grand chapeau noir avec une plume d’autruche ; quant aux demoiselles, elles n’étaient pas jolies et elles étaient en bleu, en blanc ou en rose.

Les messieurs portaient des redingotes, sauf René Baud, qui avait un habit, et enfin Ulysse Magnenat qui était venu en veste. Ils se ressemblaient presque tous, étant plutôt gros et courts, rasés, avec des moustaches un peu rousses, des cols rabattus et une petite cravate noire. Les blonds sont rares dans le pays. Le vin acide avive le teint et donne du ventre. Et ils n’étaient pas avenants, ni empressés auprès des dames, restant plus volontiers entre eux.

Adrienne, Lucie et la femme de chambre des Baud servirent le thé ; il y avait pour les messieurs des bouteilles de vieux La Côte. On ne riait pas, on ne disait presque rien. Pourtant tous les invités se connaissaient, mais au premier moment on est un peu embarrassé et on cherche une contenance. On était aussi un peu serré. C’est pourquoi on fut bien content quand les voitures arrivèrent.

Madame Buttet, sa fille et les deux amies de noce montèrent dans la première. Émile, le préfet et les deux amis de noce montèrent dans la seconde. Les autres invités suivirent. Le vieux Borle se tenait à côté du perron. À chaque couple qui passait, il ôtait sa casquette. Et, comme sa grosse toux revenait, il dépliait son mouchoir rouge.

Pour aller à l’église, on suit les Lignières jusque tout près de la place ; là on prend à droite une petite rue qui monte : c’est presque à côté du château. On ne met même pas cinq minutes à pied. Devant le porche, est une terrasse avec un tilleul. Beaucoup de femmes étaient venues voir, ayant vite ôté leurs tabliers, quelques hommes aussi, mais surtout les petits, parce que c’est la coutume de leur jeter en sortant des pièces de cinq centimes. Dans l’église, quatre ou cinq bancs étaient entièrement garnis, il y avait même du monde sur la galerie ; c’étaient des connaissances ou bien des curieux ; c’étaient encore les jeunes filles de la société de couture qui devaient chanter un chœur. L’organiste était à sa place ; le pasteur mettait sa robe.

Puis, toute la noce étant réunie, les messieurs donnèrent le bras aux dames, les cloches sonnèrent, l’orgue joua et le cortège fit son entrée. Il fit son entrée, on s’assit ; l’orgue jouait toujours, on entendait moins bien les cloches tout en haut dans le clocher ; elles cessèrent les premières ; les grandes voix de l’orgue diminuèrent et puis se turent ; chacun se redressa et se tint immobile ; le pasteur venait de monter en chaire.

Il fit d’abord une prière. Toutes les fois qu’il baissait la tête, son rabat blanc se soulevait par le bas et, toutes les fois qu’il levait les mains, ses larges manches se déployaient comme des ailes. Après la prière, les jeunes filles chantèrent leur chœur. Ensuite le pasteur se remit à parler, l’assistance à son tour chanta ; tout se termina par la liturgie.

Cette liturgie est très longue. Elle expose quel est le vrai mariage chrétien auprès du mariage civil ; l’un est une association légale d’intérêts ; l’autre une union mystique où tout se donne mutuellement, de sorte que deux vies n’en font plus qu’une ; l’homme prête sa force, la femme sa douceur ; l’homme doit le secours, la femme la soumission.

Cependant, pour que cet état soit durable il ne faut point s’y engager sans avoir réfléchi. Alors le pasteur descendit de chaire. Les mariés étaient placés en avant de tout le monde, sur deux sièges préparés à leur intention ; le pasteur s’arrêta près d’eux, tenant son livre ouvert. Ils se levèrent et lui, lut dans le livre et il dit :

— Émile-François-Louis Magnenat, consentez-vous à prendre pour femme Hélène-Jeanne Buttet ?

Il semble qu’il faille soulever un grand poids pour répondre. Un instant, le sang s’arrête, le cœur bat. Puis Émile leva la tête, et ayant raffermi sa voix :

— Oui, dit-il avec force.

— Hélène-Jeanne Buttet, consentez-vous à prendre pour mari Émile-François-Louis Magnenat ?

On entendit un petit bruit, c’était la seconde réponse.

Tout de suite on a envie de s’en aller. Ce qui peut venir n’intéresse plus. Il y eut encore un chœur, la bénédiction fut donnée, l’orgue attaqua une nouvelle marche, les cloches sonnèrent de nouveau, et, cette fois, Hélène sortit au bras de son mari.

Quel soleil ! On le reçut comme un coup dans la figure. Tout branlait en l’air dans cette lumière, les arbres, les maisons, les murs, le ciel ; tout tourbillonnait. Les chevaux s’impatientaient à cause des mouches. Les fouets avaient des rubans de couleur. Les gamins se poussaient jusque sous les roues des voitures.

On rentra directement aux Lignières. Quoique la cérémonie eût duré plus d’une heure, il était pourtant encore trop tôt pour se mettre à table. On attendit dans le jardin. Il était tout planté d’arbres : il y avait un marronnier, un magnolia aux larges feuilles, des buissons de lilas, deux platanes, un prunier ; et les branches, se rejoignant, faisaient au-dessus des allées comme un toit. Les bancs récemment repeints étaient beaux verts. La société s’installa, les messieurs se promenaient, les dames s’éventaient. Dans un coin le préfet Richard, ayant allumé un cigare, causait avec le receveur.

— Oui, disait-il, cette après-midi avant de partir, j’ai regardé le thermomètre ; il marquait 30 degrés.

— Il ne doit pas y en avoir beaucoup moins à présent.

— Quand même, vous savez ; mais il y en a toujours bien 28.

— C’est tant mieux après cette pluie.

— Enfin le plus pénible est fait.

— Oui, dit le receveur, les voilà mariés, qui l’aurait cru ?

Le préfet écrasa entre ses doigts son cigare qui brûlait mal :

— Voyez-vous, c’est qu’il a fait son chemin ce garçon-là. Et puis sa femme ne doit pas avoir une bien grosse dot.

— Oh ! je ne dis pas.

— Remarquez-le bien, Magnenat a sa situation toute faite, c’est un gendre sûr. Il n’est pas tout jeune, mais elle non plus. Et puis elle n’est pas jolie.

Le receveur branlait la tête en manière d’assentiment. En somme une chose qui arrive est une chose naturelle.

— Vous rappelez-vous quand il s’est établi ? on ne pensait pas qu’il irait si loin.

— N’est-ce pas ? il a travaillé.

— Oh ! il le mérite bien…

— Et puis pourvu qu’ils soient contents…

Mais madame Gailloud appelait son mari. D’ailleurs le souper était prêt. Il fallut traverser la cour et on admira beaucoup les fleurs du perron. Plus encore, celles des deux tables, car il y en avait deux : une grande dans la salle à manger et une plus petite dans le salon. Les fleurs étaient des roses-thé ; elles s’étaient ouvertes par l’effet de la chaleur et les tiges avaient fléchi, amollies ; même des pétales tombaient sur la nappe. Ce n’était pas tout, une verdure fine comme de la mousse faisait une décoration autour des assiettes. On avait vidé les armoires. Pour l’argenterie, celle de la maison n’avait pas suffi ; madame Buttet avait dû en emprunter à sa cousine. Les serviettes luisantes, posées debout sur les assiettes, étaient pliées en forme de bonnet de police. Il y avait seize couverts autour de la grande table et huit autour de la petite qu’on réservait à la jeunesse. Un billet avec un nom indiquait la place de chacun. Et les menus, copiés à la main sur un beau bristol, étaient rangés, de distance en distance, parmi les coupes et les compotiers.

On mangea d’abord un potage au tapioca. Ensuite on apporta la truite ; c’était une truite saumonée, de celles qui ont de petits points rouges et une chair ferme et très blanche. Elle avait bien cinquante centimètres de long. On l’avait étendue sur un grand plat de porcelaine ; elle avait dans la bouche un bouquet de persil. Comme on la présentait à madame Magnenat, tout le monde se récria et aussitôt on se sentit à l’aise. Les messieurs avaient rempli les verres de vin blanc.

Il n’était pas encore cinq heures, cependant l’appétit était venu, personne n’ayant beaucoup mangé à midi par précaution. Auguste Cavin qui ignorait les usages se servait de son couteau. Madame Gailloud, elle, tenait les coudes serrés contre le corps et levait sa fourchette d’un geste lent jusqu’à sa bouche. Le préfet commença par vider son verre d’un seul coup. Par la porte du salon, on apercevait l’autre table et René Baud avec son habit et son devant de chemise brodé.

— Ah ! dit madame Gailloud, elle est exquise cette truite. Quel beau morceau !

— Oui, répondit le docteur Beausire, on n’en pêche pas souvent de pareilles.

Et se tournant vers madame Buttet :

— Elle vous était réservée.

Le préfet dit :

— Heureusement que les pêcheries sont réorganisées ; avec l’ancien système, c’était la ruine du poisson.

Et il se mit à parler du frai, des alevins, des échelles ; on s’intéressait à ce qu’il disait. Dans ce pays d’eau courante, beaucoup de gens ont leur vivier.

— On se croyait tout permis. Ils pêchaient à la dynamite, ils empoisonnaient les rivières avec du chlorure de chaux.

— Moi, dit le pasteur Gaudin, qui avait rejoint sa femme après la cérémonie, je ne mets rien au-dessus d’une belle truite comme celle-là.

— Avec leurs poissons de mer, reprit le préfet, c’est très bon, je suis bien d’avis, mais d’abord est-ce toujours frais et puis il y a les arêtes ; et ce n’est jamais ce parfum…

— Jamais, dit le receveur.

On repassait le plat, chacun se resservit. Il ne resta plus que la tête, la longue arête et les deux nageoires bleues du bout. Le saucier aussi était vide. Et madame Buttet pensa : « Il ne s’en est pas fallu de beaucoup que je n’aie un affront ». Ayant la surveillance et la responsabilité de tout, elle ne disait presque rien. Hélène non plus, par fatigue, et Émile cherchait une occasion. Cependant on s’animait. Des poulets étaient survenus, accompagnés d’une salade de laitue et de pommes de terre dorées ; on déboucha d’autres bouteilles. À la table du salon, les demoiselles riaient. Et on entendit tout à coup Ulysse Magnenat qui disait en tendant son verre :

— J’ai une rude soif !

Alors les voix s’élèvent et se mêlent ; le vin agit, la tête part, tout le monde parle à la fois ; on s’interpellait d’une table à l’autre. Les dames s’excitaient ; le docteur Beausire devenait très aimable avec madame Gailloud.

— La meilleure récolte que j’ai vue était celle de septante-cinq ; on avait fait dix-huit brantées dans la…

— … On met beaucoup de poivre parce que c’est froid à l’estomac.

— Est-ce que vous la connaissez ?

— Madame Gaudin, une goutte de vin, il n’est pas méchant, vous savez…

— … Dans cette fête, on lui a expliqué que le règlement…

— À votre santé !

— À votre santé !

Le service suivant fut du bœuf en daube dans sa sauce brune ; après la daube, des petits pois au beurre ; on but du Salvagnin cette fois, qui est du vin rouge, et quelqu’un renversa son verre. Puis vinrent les bonbons, des fruits, une bombe glacée, outre du champagne Mauler. Les flûtes achetées pour la circonstance avaient été mises d’avance devant chaque assiette. Pourtant la venue des bouteilles avec leur étiquette blanche et leur chapeau d’or, fit une grande sensation ; le moment est toujours assez solennel ; on fait d’ordinaire un petit discours, c’était le préfet qui devait le faire et il s’y préparait déjà. Le receveur, le docteur et Émile coupaient les fils de fer ; un coup, le bouchon part, une dame pousse un petit cri ; voilà une fumée qui sort avec la mousse et, dans la flûte qui pétille, on dirait un feu allumé. Ils se levèrent tous pour trinquer, il se rassirent ; le préfet seul resta debout. Il heurta son verre avec son couteau ; personne ne parlait plus ; il toussa.

— Mes chers amis, dit-il.

Et il commença :

« Mes chers amis,

« (Car vous me permettez, n’est-ce pas ? de vous donner ce nom), je ne suis pas orateur, ce n’est pas un discours que je veux faire… je voudrais seulement vous dire au nom de tous ceux qui sont ici… (Il cherchait ses mots.)… les vœux de bonheur que nous faisons pour vous, pour vous deux, les vœux… de santé, de prospérité de toute manière que nous faisons pour vous. Que vous soyez heureux, c’est là tous nos vœux ; et ils ne sont pas de la bouche seulement, ils viennent du fond du cœur. Sont-ils même bien nécessaires, n’avez-vous pas tout ce qu’il vous faut ?… (Il hésita.)… n’avez-vous pas tout ce qu’il faut pour être heureux ? Dans ce beau jour vos amis qui vous entourent vous répètent quand même : bonheur, félicité ! Quand je regarde ce beau soleil qui fait mûrir le vignoble, ce beau pays, ces belles montagnes… je sens qu’il nous faut être reconnaissants d’abord d’être dans un pays libre où chaque homme est un citoyen, ensuite dans un pays fertile où chacun trouve son pain en récompense de ses efforts, et nous particulièrement ; c’est pourquoi je vous répète encore une fois, le verre à la main : bonheur, prospérité ! et je bois à votre santé. »

On battit des mains et chacun admira le discours du préfet. On le trouvait simple, bien fait et, comme il disait, partant du cœur ; même son peu de longueur ne déplaisait pas. Émile pour remercier serra la main de M. Richard ; les flûtes furent remplies une seconde fois ; on faisait circuler les assiettes de gâteaux. Ensuite, le docteur, nommé major de table, lut deux ou trois télégrammes de félicitations qu’on venait de recevoir ; on applaudit beaucoup, car il savait amuser ayant de l’esprit et de l’à-propos. Il était depuis longtemps médecin de la famille, il était membre du Club Alpin. On pensait bien qu’il prendrait la parole. C’est ce qui arriva.

« Ce n’est pas, dit-il, comme notre ami le préfet, un orateur et un poète qui s’adresse à vous, c’est un médecin ; un poète voit l’âme, un médecin le corps ; je ne dis pas qu’il ait la plus belle part, c’est son métier, que voulez-vous ? Toutefois, dans une si belle fête, un médecin n’est guère à sa place et le médecin s’oubliera. Il demandera simplement pardon à ces dames et à ces demoiselles, s’il ne trouve pas les mots qui conviennent pour les célébrer dignement.

« Mesdames, mesdemoiselles,

« On l’a dit bien souvent et je ne peux que le redire après tant d’autres : une fête sans vous est comme un printemps sans fleurs. On pourrait dire encore qu’elle est comme un jour sans soleil. Hélas ! n’est-ce pas ? j’ai l’air de mettre bien mal mes principes en pratique (il était resté garçon, rire général), mais ne voyez en moi que mes intentions. Que ferions-nous sans vous ? N’êtes-vous pas celles dont parle le poète :

 

Oui, femmes, quoi qu’on puisse dire,

Vous avez le fatal pouvoir

De nous jeter par un sourire

Dans l’ivresse ou le désespoir.

 

Oui, deux mots, le silence même,

Un regard distrait ou moqueur,

Peuvent donner, à qui vous aime,

Un coup de poignard dans le cœur.

 

« N’a-t-il pas tout dit en quelques vers ? Aussi pour ne pas abuser de votre patience, me contenterai-je de vous remercier de votre présence ici et de lever mon verre en votre honneur. À vous, mesdames, mesdemoiselles, le plus bel ornement de cette belle fête. »

Le docteur Beausire avait parlé sans se reprendre. Il semblait, quand on l’écoutait, que les mots étaient déjà tout attachés ensemble dans sa tête comme une chaîne d’oignons, on tire d’un bout et tout vient. Son discours plut beaucoup aussi, mais d’une autre façon que celui du préfet ; il plut surtout aux dames et, parmi les dames, à madame Gailloud particulièrement.

— Comment faites-vous, dit-elle au docteur, pour parler si bien ?

— Madame, dit M. Beausire, vous êtes trop aimable, je n’ai fait que dire ce que je pensais.

Seulement, pour les mariés, il était temps de s’en aller. Madame Buttet s’était levée, ils se levèrent eux aussi et, comme on prenait congé d’eux, la fête fut interrompue. Il y a un moment de tristesse à cause du changement qui survient tout à coup. Hélène avait les larmes aux yeux, madame Buttet était pâle et la politesse commande qu’on cesse de rire et de s’amuser.

Ce ne fut pas pour bien longtemps. Quand madame Buttet rentra, on avait débarrassé les tables et servi le café. Les messieurs fumaient dans la salle à manger ; les dames se tenaient au salon.

On était dans les plus longs jours de l’année ; on dirait que le soleil ne peut plus s’en aller, il est comme un amoureux avec celle qu’il aime. Sept heures avaient sonné qu’il brillait encore au-dessus des toits. Pourtant un air plus frais qui soulage descend déjà le long de la rivière et monte du fond du vallon.