Couverture

 

Edgar Wallace

ANGEL ESQUIRE

© 2019 Librorium Editions

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CHAPITRE PREMIER

LA MAISON DE LOMBARD STREET

M. William Spedding, de Spedding, Mortimer et Larach, avoués et notaires, avait acquis le terrain dans les formes légales. Situé dans Lombard Street, il avait été mis aux enchères à la mort d’une vieille dame de Market Harborough (qui n’a aucun rôle en cette histoire).

M. William Spedding l’avait payé 106.000 livres, somme suffisante pour exciter la curiosité de tous les journaux du soir, et celle d’un grand nombre de journaux du matin.

Pour compléter nos renseignements, ajoutons que les plans d’un édifice singulier furent soumis à l’architecte de la ville, qui les approuva. L’aménagement intérieur l’intrigua bien un peu ; mais comme celui-ci satisfaisait à tous les règlements municipaux, que rien dans son aspect ne leur était contraire, – la façade en était parfaitement banale ! – et que l’aération et l’éclairage ne soulevaient aucune objection, il accepta les plans avec un haussement d’épaules.

– Je ne puis comprendre, monsieur Spedding, dit-il, posant son index sur le papier, comment votre client entend assurer son intimité. Il y a là un vestibule et une unique salle énorme. Où sont les bureaux particuliers ? Que signifie ce coffre-fort au milieu de la salle ? Et où seront installés les employés ? Car il aura des employés, j’imagine ? Voyons ! il n’aura pas une seconde de tranquillité !

M. Spedding eut un sourire énigmatique.

– Il aura toute la tranquillité voulue…

– Et les caves ? J’aurais pensé qu’il vous fallait surtout des caves pour cela.

Il tapota le coin de la feuille où se lisait :

 

Plan pour la construction de Nouvelles Chambres fortes.

 

– Il y a le coffre-fort, répondit M. Spedding, en souriant à nouveau.

William Spedding, qui n’est malheureusement plus parmi nous, – il est mort subitement, comme je le raconterai, – était un gros homme aux manières suaves. Il fumait de bons cigares dont il coupait l’extrémité avec un coupe-cigare en or, et il avait le sourire facile des gens à qui la vie n’a rien refusé.

Toujours afin de préciser – inutilement, peut-être ? – j’ajoute que, lorsqu’on mit en adjudication la construction des Nouvelles Chambres fortes, on fit savoir que le devis le moins coûteux ne serait pas forcément celui qu’on adopterait. En effet, le devis Potham et Holloway, qui fut choisi, était le plus onéreux.

– Mon client veut tout ce qu’il y a de mieux ; un immeuble capable de résister aux secousses.

M. Spedding lança un rapide coup d’œil sur l’entrepreneur assis derrière son bureau.

– Quelque chose qu’une bonne petite explosion de dynamite n’éparpille pas aux quatre vents !

L’entrepreneur approuva de la tête.

– Vous avez lu le devis, continua le notaire en décapitant un nouveau cigare ; et quant au soubassement… Ah ! le soubassement, vous savez… ?

Il s’arrêta et regarda l’entrepreneur.

– Tout ceci paraît très clair, répondit le grand entrepreneur.

Il tira de sa serviette une liasse de papiers et les parcourut :

– Les fondations, en ciment armé, descendront jusqu’à une profondeur de six mètres… Le soubassement sera constitué de couches superposées de granit poli et d’acier… Au centre, un compartiment à revêtement intérieur en acier de vingt-cinq centimètres sur douze, et d’une hauteur égale à la moitié de celle du soubassement…

Le notaire opina :

– Ce soubassement doit être la partie la plus importante de toute la structure. La niche (je ne connais pas le terme technique) doublée d’acier, que vos hommes auront à remplir un de ces jours, vient ensuite ; quant au coffre qui va dominer le plancher de quinze mètres, il devra… Mais la question du coffre a été réglée d’autre part…

Une armée d’ouvriers s’abattit sur Lombard Street, démolit les vieux bâtiments, les morcela, les enleva ; et toute la rue devint grise de poussière. L’intérieur de vieilles chambres aux lambris de chêne crasseux fut indécemment exposé aux regards des passants. De gros camions remplis de terre bloquèrent Lombard Street et, la nuit, des lampes à acétylène grésillèrent au milieu du chaos.

Des terrassiers aux bras nus suèrent et creusèrent nuit et jour. Par un matin de bruine, M. Spedding vint, sous un parapluie de soie, exprimer, de la part de son client, sa profonde satisfaction des progrès accomplis. Il se tenait sur une planche glissante servant de passerelle aux brouettes, et les ouvriers, stimulés par la présence de « l’Entreprise » – c’était le guide de M. Spedding, – s’activaient avec une hâte fébrile.

– Ils n’ont pas peur de la pluie, dit l’homme d’affaires en tendant le menton vers les équipes au travail.

L’« Entreprise » hocha la tête.

– Gratifications, fit-il ; et, pour justifier sa munificence : prévues au devis.

Ainsi, par la pluie et le beau temps, de jour et de nuit, l’édifice des Nouvelles Chambres fortes commença de prendre tournure.

Une fois (c’était au cours d’une relève de nuit), un fiacre arriva par la rue déserte, et un valet aida un vieillard frissonnant, au visage pâle et tiré, à en descendre. Il montra au contremaître un ordre écrit, et fut autorisé à pénétrer dans le chantier.

Il circula agilement parmi les débris, sans poser de questions ni répondre aux explications du contremaître stupéfait, qui se demandait par quel charme mystérieux un immeuble en construction tirait un vieillard de son lit, à trois heures du matin, par une nuit glaciale d’avril.

Le vieillard ne parla qu’une seule fois.

– Où il sera, ce soubassement ? demanda-t-il d’une voix rauque et vulgaire.

Et quand le contremaître lui eut indiqué l’endroit, avec les ouvriers qui travaillaient aux fondations, les lèvres du vieillard ébauchèrent un vilain sourire qui découvrit les dents trop blanches et trop régulières pour un homme de son âge. Il n’ajouta mot, mais serra le col de sa pelisse plus étroitement autour de son cou maigre, puis retourna d’un pas lassé vers sa voiture.

L’immeuble ne revit plus le client de M. Spedding, si c’était lui pour autant qu’on sache ; il ne revint plus à Lombard Street avant l’achèvement des travaux – même quand la dernière vitre eut été posée au sommet du dôme doré, même quand la dernière dalle de marbre eut été fixée aux murs de la grande salle, même quand le notaire vint contempler en silence le grand soubassement de granit qui se dressait au milieu d’un enchevêtrement de minces poutrelles d’acier soutenant un escalier qui montait en tournant jusqu’au gigantesque coffre-fort aérien.

Pas tout à fait seul, pourtant, car l’entrepreneur, muet devant son œuvre, l’accompagnait.

– Achevé, dit-il, et sa voix résonna dans les espaces sombres de l’édifice.

L’avoué ne répondit pas.

– Votre client peut commencer demain, s’il le veut.

L’avoué se détourna du soubassement.

– Il n’est pas encore prêt, dit-il à voix basse, comme s’il avait peur de l’écho.

Il alla vers les grandes portes d’acier de la salle, l’entrepreneur sur ses talons.

Dans le vestibule, il tira deux clefs de sa poche. Les lourds battants se rejoignirent silencieusement et M. Spedding les ferma. Les deux hommes gagnèrent la rue et l’avoué assujettit les portes extérieures derrière lui.

– Mon client me charge de vous remercier de votre diligence.

L’entrepreneur se frotta les mains.

– Vous êtes en avance de deux jours sur les délais prévus, continua M. Spedding.

L’entrepreneur n’avait guère d’idées en dehors de son métier. Il dit encore :

– Oui, votre client peut s’installer demain.

Le notaire sourit.

– Mon client, monsieur Potham, peut… heu… ne pas commencer avant dix ans… En fait, pas avant… pas avant sa mort, monsieur Potham.

CHAPITRE II

LE DRAME DE TERRINGTON SQUARE

Débouchant de Seymour Street, un homme dépassa l’agent de service dans Terrington Square en le gratifiant d’un bref « bonsoir ». Le policier décrivit plus tard le passant comme un étranger, portant une barbiche en pointe. Il devait être en habit, sous son léger pardessus, car l’agent avait remarqué le chapeau claque, les escarpins vernis et le foulard de soie blanche. L’homme traversa la rue et disparut derrière le coin du jardin qui forme le centre du square. Un fiacre attardé passa en geignant, puis le camion d’un journal du matin coupant vers Paddington, et il n’y eut plus que l’agent et l’homme.

Rideaux tirés et volets clos, les maisons étaient enveloppées de sommeil et de silence.

L’homme continua son chemin jusqu’au numéro 43. Il s’arrêta une seconde, sonda la rue d’un coup d’œil et gravit les trois marches. Il tâtonna un peu avec la clef, la tourna et entra. Il s’immobilisa un instant, puis, tirant une petite lampe électrique de sa poche, il manœuvra l’interrupteur. Sans se soucier du large vestibule, il dirigea le mince faisceau de lumière sur le panneau intérieur de la porte. Deux minces fils ténus et une petite bobine fixés au linteau se passaient de commentaires. Un des fils avait été rompu au moment où la porte s’était ouverte.

« Sonnerie d’alarme, naturellement, murmura-t-il, approbateur. Toutes les fenêtres équipées de même, et Dieu sait quels pièges attendent l’imprudent ! »

Le pinceau de sa lampe fit le tour de la salle. Un épais tapis de Turquie, au pied de l’escalier tournant, attira son attention. Il sortit de sa poche une canne télescopique, l’étira et l’assujettit. Du bout de sa canne, il en souleva le coin, et ce qu’il vit parut le satisfaire ; il retourna vers la porte, où se trouvait un petit marbre dans une niche. Il lui fallut toutes ses forces pour le soulever ; il le posa à terre en chancelant et, le faisant rouler sur sa base comme les tonneliers font d’une barrique, il l’amena jusqu’au tapis au centre duquel il le lança d’un vigoureux effort. La statuette oscilla une seconde, puis, comme un éclair, disparut. Un trou noir et béant se creusa à la place du tapis. L’homme attendit. Le bruit d’un écrasement monta des profondeurs et le tapis vint doucement reprendre sa place. Sans s’émouvoir, le visiteur hocha la tête, comme approuvant la défiance du propriétaire.

« Je ne crois pas qu’il en ait appris de nouveaux, murmura-t-il avec regret ; il se fait bien vieux. »

Il fit l’inventaire des murs ; ils étaient couverts de tableaux et de gravures.

« Il n’a pas pu installer de feux croisés dans une maison moderne », continua-t-il ; et, prenant un léger élan, il sauta par-dessus le tapis et demeura un instant sur la première marche de l’escalier.

Une moitié d’armure, sur le premier palier, retint son attention. « Corps de l’époque d’Elizabeth, avec baïonnette espagnole ; ça ne ressemble pas au chef-d’œuvre d’une collection. » Il déplaça sa lampe du haut en bas de la silhouette silencieuse, menaçante, la hache levée. « Je n’aime pas cette hache », murmura-t-il en mesurant la distance.

Il vit alors le fil mince tendu en travers du palier. Avec précaution, il l’enjamba et s’arrêta le long du chevalier d’acier. Il retira son pardessus, et, tendant le bras, saisit l’armure au poignet. Puis, d’un coup de pied brusque, il rompit le fil.

Il s’attendait à la chute automatique de la hache ; mais, sitôt le fil cassé, l’armure pivota vers la droite, et bzzz !… la hache décrivit un foudroyant demi-cercle. Il avait pensé pouvoir retenir le bras ; il aurait aussi bien pu essayer d’arrêter le piston d’une machine ! Sa main fut entraînée, tordue, et la lame affilée de la hache frôla sa tête. Dans un grincement, le bras se releva avec raideur et reprit son immobilité première.

Le visiteur humecta ses lèvres et poussa un soupir.

« Celui-là est nouveau, vraiment nouveau », fit-il à mi-voix, avec admiration. Il ramassa son pardessus, le mit sur son bras et gagna le palier suivant. L’inspection du cabinet chinois fut satisfaisante.

Le rayon de sa lampe scruta coins et fissures, et ne découvrit rien. L’homme frappa le rideau d’une fenêtre et tendit l’oreille, retenant son souffle.

« Pas ici, murmura-t-il. Le vieux ne voudrait pas jouer ce jeu-là. Des serpents en liberté dans une maison de Londres seraient difficiles à rassembler le matin. »

Il regarda autour de lui. Trois pièces ouvraient sur ce palier. L’une d’elles, conjectura-t-il, devait donner sur la rue ; il ne tenta pas d’y entrer. La seconde, masquée par une lourde tenture, retint un moment son attention. Il se dirigea vers la troisième, et, avant d’en tourner la poignée, il l’enveloppa soigneusement de son cache-col de soie. La porte céda. Il hésita encore, puis, l’ouvrant toute grande d’une poussée brusque, il se rejeta en arrière.

L’intérieur de la pièce ne demeura qu’un instant dans l’obscurité, trouée seulement par la lueur vacillante d’une cheminée. Le visiteur entendit un déclic, et la chambre fut inondée de lumière. L’homme attendait sur le palier obscur. Une voix, la voix cassée d’un vieillard s’éleva :

– Entre !

Sur le palier, l’homme attendit encore.

– Entre donc, Jimmy ; je sais que c’est toi.

Prudemment, l’homme franchit le seuil et fit face au vieillard assis auprès du feu, dans un grand fauteuil, un vieillard au visage blême, au rictus ironique, vêtu d’une robe de chambre ouatée, les genoux couverts de papiers.

Le visiteur fit un signe de tête amical :

– Pour autant que je puisse me rendre compte, nous sommes juste au-dessus de votre cabinet de toilette, et si vous me précipitiez par une de vos trappes, Réale, je tomberais parmi vos précieuses porcelaines.

Au mot de porcelaines, le vieillard imperturbable, qui n’avait pas quitté des yeux le visage de l’intrus, laissa paraître une émotion fugitive. Puis son expression sardonique reparut, et il désigna une chaise de l’autre côté de la cheminée.

Jimmy, avant de s’asseoir, en retourna le coussin du bout de sa canne.

– Tu te méfies ? – Le rictus s’élargit. – Tu te méfies de ton vieil ami, Jimmy ? Du vieux patron ?

Jimmy se tut un moment, puis :

– Vous êtes admirable, patron, admirable, ma parole ! L’armure, c’est de vous ?

Le vieillard branla la tête avec regret.

– Pas tout à fait, Jimmy. Elle est électrique, vois-tu, et je ne connais pas grand-chose en électricité… Je n’y ai jamais rien compris, sauf…

– Sauf ?

– Oh ! cette roulette, que j’avais inventée, mais c’est du magnétisme ; ce qui n’est pas de l’électricité, à mon avis.

Jimmy approuva.

– Tu as évité la trappe ?

L’œil du vieillard pétilla d’admiration.

– Oui, j’ai sauté.

– Tu as toujours eu de la tête. J’en ai connu des tas qui n’y auraient pas pensé. Connor et cette brute de Massey auraient couru s’y jeter ! Tu n’as rien abîmé ? s’écria-t-il tout à coup, férocement. J’ai entendu quelque chose se casser, et j’espérais que c’était toi.

Jimmy se rappela la statue de marbre, qui lui avait paru si précieuse.

– Rien du tout.

Il mentait avec aisance, et l’anxiété du vieillard disparut.

Ils gardèrent le silence pendant dix minutes, vis-à-vis l’un de l’autre, de chaque côté de la cheminée. Puis Jimmy demanda :

– Réale, combien possèdes-tu ?

Loin d’être démonté par cette question, le vieillard répondit aussitôt, avec une vive satisfaction :

– Deux millions, et même un peu plus, Jimmy. J’ai les chiffres dans la tête. En estimant le mobilier et le contenu de cette maison à leur juste valeur, deux millions quarante-sept mille quarante-trois livres – comptant, Jimmy, absolument comptant, comme si tu n’avais qu’à porter la main à la poche pour le dépenser – un million sept cent cinquante mille exactement.

Il se renversa sur son fauteuil avec un sourire de triomphe, et regarda son visiteur.

Jimmy allumait une cigarette puisée dans sa poche et réfléchissait, en regardant brûler lentement l’allumette.

– Un million sept cent cinquante mille livres, c’est une somme !

Le vieux Réale ricana doucement.

– Soutirée tout entière au public confiant avec l’aide de… moi-même, de Connor et de Massey.

– Massey est une brute ! interrompit le vieillard méchamment.

Jimmy souffla une bouffée de fumée.

– … Arrachées, à la sueur de leur front, aux jeunes fous qui taquinaient la dame de pique et jouaient gros jeu au Temple Unique de la Chance, tenu par Réale, au Caire, Égypte – avec succursales à Alexandrie, Port-Saïd et Suez.

Un accès de gaîté silencieuse secoua le vieillard.

– Combien d’hommes as-tu ruinés, Réale ?

– Dieu le sait ! Trois seulement, à ma connaissance. Deux sont morts ; le troisième est mourant. Les deux morts n’ont laissé personne ; le mourant a une fille.

Jimmy plissa les paupières.

– Quelle sollicitude pour les parents ! Tu ne vas pas… ?

Comme s’il s’attendait à la question, le vieillard avait commencé d’approuver énergiquement, tandis que Jimmy parlait encore ; et son rictus allait s’élargissant.

– Ce que tu aimes les grands mots, Jimmy ! C’est comme ça que tu as réussi à persuader tes copains chics de venir tenter leur chance. Sollicitude ! Qu’est-ce que ça veut dire ? Se tourmenter pour eux ? Eh bien ! oui, c’est ça, je me tourmente pour eux. Et je vais… comment dis-tu ? tu avais le mot sur le bout de la langue, il y a une minute.

– Réparer ?

Réale acquiesça de la tête.

– Comment ?

– Pas de questions, gronda le vieillard, enflant sa voix rude. Je ne t’ai pas demandé pourquoi tu t’es introduit chez moi au milieu de la nuit, quoique j’aie su que tu étais venu l’autre jour relever le compteur électrique. Je t’ai vu, et depuis je t’attendais.

– Je le sais bien, répondit Jimmy avec calme, en secouant la cendre de sa cigarette avec son petit doigt, et je pensais que tu…

Il s’arrêta net pour tendre l’oreille.

– Qui est dans la maison à part nous deux ? demanda-t-il vivement.

Mais le visage du vieillard le rassura.

– Personne, dit Réale avec humeur. Les domestiques n’habitent pas ici ; ils viennent le matin, après que j’ai démonté mes… mes signaux d’alarme.

Il ricana, puis une expression de crainte passa sur son visage.

– Les signaux ! Tu les as brisés en entrant, Jimmy, je l’ai entendu… S’il y avait quelqu’un dans la maison, nous ne le saurions plus, maintenant.

Ils écoutèrent.

En bas, dans le vestibule, quelque chose crissa, puis un bruit assourdi leur parvint.

– Il a sauté le tapis, murmura Jimmy en éteignant la lumière.

Un pas furtif monta l’escalier. Une lueur brilla un instant, et ils entendirent haleter derrière la porte.

Se penchant vers le vieillard, Jimmy lui parla à l’oreille.

Puis, quand la poignée eut tourné et que la porte se fut ouverte, Jimmy alluma.

Le nouveau venu était un petit homme trapu au large visage rouge. Il était vêtu d’un complet écossais particulièrement voyant, et le bord étroit de son chapeau melon rejeté en arrière semblait lui élargir encore le visage. Un observateur inexpérimenté aurait pu le prendre pour un homme grossier et bon, d’humeur rude mais violente. Un ethnologiste eût immédiatement reconnu une bête féroce et inaccessible à la pitié.

Il recula devant la lumière, cillant un peu ; mais sa main dirigeait un pistolet automatique sur les occupants de la pièce.

– Haut les mains ! grogna-t-il. Haut les mains !

Aucun des deux autres n’obéit. Jimmy ne dissimulait pas son amusement et se caressait la barbe de ses doigts effilés. Le vieillard était la fureur en personne.

Il se tourna vers Jimmy et grogna :

– Qu’est-ce que je te disais, Jimmy ? Qu’est-ce que j’ai toujours dit, Jimmy ? Massey est une brute ; il se conduit comme une brute. Pouah !…

– Haut les mains ! siffla l’homme au pistolet. Haut les mains, ou vous y passerez tous les deux.

– Ah ! que n’est-il entré le premier, Jimmy ! – Le vieux Réale se tordait les mains. – Admettons qu’il ait sauté le tapis (n’importe quel voleur un peu malin l’aurait fait), crois-tu qu’il aurait pris garde à l’armure ? Si seulement tu l’avais réparée !

– Pose ton pistolet, Massey, dit Jimmy froidement ; à moins qu’il te faille un jouet ? Réale est trop vieux pour cette gymnastique-là et moi je n’ai pas envie de te faire plaisir.

L’homme tempêta :

– Nom de Dieu ! pas de vilains tours, vous deux, ou sinon…

– Oh ! je ne suis qu’un visiteur comme toi, dit Jimmy avec un geste de la main ; et quant aux vilains tours, j’aurais pu te descendre avant que tu sois entré…

Massey fronça les sourcils et resta à taquiner son arme.

– Tu trouveras un cran de sûreté sur le côté gauche du canon, dit Jimmy en désignant le pistolet. Lève-le ; tu pourras toujours le baisser avec le pouce si tu veux réellement t’en servir. Tu ne réponds pas à mon idéal du cambrioleur. Tu respires trop bruyamment et tu es trop lourdaud… Je t’ai entendu ouvrir la porte d’entrée.

Le mépris tranquille de ces paroles fit rougir l’homme davantage.

– Oh ! toi, tu es un malin, nous le savons, commença-t-il.

Le vieillard, qui s’était ressaisi, lui désigna une chaise.

– Assieds-toi, monsieur Massey, assieds-toi, mon ami, et dégoise-nous les nouvelles. Jimmy et moi, on parlait justement de toi, tous les deux, ma foi. On disait quel beau monsieur tu fais. – Sa voix devint suraiguë. – Quelle brute, quel salaud, quel gros cochon tu fais, monsieur Massey !

Il se renversa, épuisé, dans son fauteuil.

– Voyons, patron, reprit Massey (il avait déposé son pistolet sur la table à côté de lui, et sa grosse main rouge scandait ses paroles), pourquoi qu’on se dirait des choses désagréables ? J’ai été un ami sûr pour toi, et Jimmy aussi. Nous avons fait tes sales besognes pendant des années, Jimmy et moi, et Jimmy le sait. – Il se tourna vers lui avec un sourire séducteur. – Et maintenant, nous voulons une partie de notre dû, c’est-à-dire la totalité de notre dû.

Le vieux Réale regarda dessous ses sourcils touffus Jimmy, qui, les yeux pensifs, considérait le feu.

– Alors, c’est un complot, hein ? Vous êtes de mèche ? Jimmy est venu le premier parce que le plus malin, et il a déblayé la route à l’autre.

– Pas vrai ! dit Jimmy en tournant la tête pour dévisager longuement le nouveau venu, avec une expression de mépris manifeste.

– … Regarde-le, dit-il enfin. Notre cher Massey ! Est-ce que c’est en un type comme ça que j’aurais confiance ?

Une colère froide parut l’animer soudain.

– C’est une coïncidence qui nous a conduits ici en même temps.

Se levant, il s’approcha de Massey et le regarda fixement. Celui-ci chercha son arme de la main.

– Canaille ! commença-t-il.

Puis il s’interrompit en riant et traversa la chambre. Il avisa un plateau garni d’un siphon et se versa une copieuse rasade de whisky additionné d’eau pétillante.

Levant son verre, il le tint contre la lumière et regarda le vieillard. Il se souvint d’avoir vu cette expression-là sur son visage. Il but et énonça la pensée du vieux Réale :

– Ça ne sert à rien, Réale ; il faudra régler les comptes avec Massey, mais pas comme tu crois. On pourrait l’écarter, mais il faudrait nous écarter aussi. – Il s’arrêta. – Et il y a moi.

– Et Connor, dit Massey d’une voix sourde. Et Connor est pire que moi ! Je suis raisonnable, Réale, je prendrais une bonne part…

– Tiens, tiens ! Voyez-vous !

De nouveau, le vieillard ricanait.

– Eh bien ! ta part est exactement d’un million sept cent cinquante mille livres en argent comptant, et un peu plus de deux millions en tout.

Il se tut pour observer l’effet de ses paroles.

Le calme de Jimmy l’irrita ; l’indifférence de Massey était outrageante.

– Et c’est aussi la part de Jimmy, et celle de Connor, et celle de miss Kathleen Kent.

Cette fois, le coup porta. Une lueur d’intérêt avait passé sur le visage impassible de Jimmy.

– Kent ? fit-il. N’est-ce pas le nom de l’homme qui…

Le vieux ricana :

– Lui-même, Jimmy… l’homme qui venait pour perdre dix écus et qui en perdit dix mille, qui revint le lendemain pour les rattraper et se ruina. Lui-même.

Il frotta ses mains décharnées comme au souvenir d’un événement agréable.

– Ouvre le buffet, Jimmy.

Il désigna un meuble ancien près de la porte.

– Vois-tu quelque chose qui… qui ressemble à un moulin à vent ?

Jimmy retira une construction en carton qui paraissait être un jouet mécanique. Avec précaution, il l’apporta sur la table à côté du vieillard. Réale le prit négligemment. Du petit doigt, il actionna un volant ; de frêles pistons se mirent en mouvement et de petites roues commencèrent à tourner.

– Voilà ce que j’ai fait de son argent. Une nouvelle machine qui marche toute seule – le mouvement perpétuel. Tu peux ricaner, Massey, mais voilà ce que j’en ai fait ! Cinq ans de travail et deux cent cinquante mille livres ; voilà ce que représente ce petit modèle. Je n’ai jamais trouvé le secret. J’ai toujours pu faire une machine qui fonctionnait pendant des heures avec une petite poussée ; mais il fallait toujours la petite poussée. J’ai toujours été un type qui s’intéresse aux inventions et aux rébus. Vous vous rappelez la table à Suez ?

Son regard rusé chercha les deux hommes.

Massey s’impatientait. Il était venu cette nuit-là avec un but précis ; il avait risqué gros et ne l’oubliait pas. Il s’interrompit :

– Au diable tes rébus, Réale ! Et moi, alors ? Je ne m’occupe pas de Jimmy… Qu’est-ce que ces deux millions pour chacun et cette petite ? Quand tu as liquidé en Égypte ; tu as dit qu’on ne serait pas oubliés, quand le moment viendrait. Eh bien ! le moment est venu.

– Presque, presque, dit Réale avec son rictus de squelette. Il est presque venu. C’était pas la peine de vous déranger pour me voir. Mon avoué a vos adresses. Je suis presque au bout ; je serai mort dans six mois, aussi sûr que, que la mort elle-même. À ce moment-là, vous aurez l’argent, mes petits.

Il parlait lentement, pour donner plus de poids à ses paroles.

– L’un de vous : Jimmy ou Connor, ou la petite dame. Tu n’aimes pas les rébus, dis-tu, Massey ? Alors, tu n’as pas beaucoup de chance… Jimmy est le plus malin, et probablement il aura l’argent. Connor est astucieux, et peut-être qu’il le volera à Jimmy ; mais c’est la jeune dame qu’a le plus de chances parce que les femmes s’y connaissent en fait de rébus.

– Nom d’un chien ! hurla Massey en se levant d’un bond.

– Assieds-toi, fit Jimmy, et Massey obéit.

– Ces deux millions dépendent d’un rébus, continua Réale.

Sa voix rauque et vulgaire s’enrouait de plaisir devant la perplexité de Massey et les sourcils froncés de Jimmy.

– Et celui qui le devinera aura l’argent.

S’il se fût moins amusé, le visage de Massey, en changeant d’expression, l’aurait averti.

– C’est dans mon testament… Je vais lancer les pots de terre contre les pots de fer, les racoleurs de tripots – c’est vous deux, mes gars – contre les pigeons. Deux des plus gros pigeons sont morts, et un autre est mourant. Oui, mais il a une fille ; voyons-la, elle, à l’œuvre !… Quand je serai mort !…

– Et ça ne va pas tarder ! tonna Massey en s’élançant sur le vieillard.

Jimmy, debout, vit le jet de sang et le couteau de Massey. Sa main chercha sa poche.

– Haut les mains, ou Dieu m’est témoin que je te descends !…

Jimmy leva les mains.

– Il a l’argent ici, haleta Massey, quelque part dans la maison.

– Tu es fou ! dit l’autre avec mépris. Pourquoi l’as-tu frappé ?

– Il était là à se moquer de moi.

L’assassin jeta un regard mauvais à sa victime inerte sur le sol.

– Je veux autre chose que cette histoire de rébus. C’est lui qui l’aura voulu !

Il recula vers la table où se trouvait la carafe, et but un verre à demi rempli d’alcool.

– Nous voilà complices, Jimmy, dit-il sans abaisser son arme. Tu peux baisser les mains ; pas de bêtises… Ton pistolet ?

Jimmy tira son arme de sa poche et la tendit la crosse en avant. Massey se pencha pour fouiller les poches de sa victime.

– Voilà les clefs… Reste ici, toi, fit Massey en sortant et en refermant la porte derrière lui.

Jimmy entendit le grincement de la clef. Il était prisonnier. Il se pencha sur le vieillard qui gisait immobile et lui saisit le poignet : le pouls battait faiblement. Il versa un peu de whisky entre les dents serrées ; au bout d’un instant, le vieillard ouvrit les yeux.

– Jimmy, murmura-t-il ; puis, se souvenant : Où est Massey ?

La question était inutile : ses pas résonnaient lourdement au-dessus de leurs têtes.

– Il cherche l’argent ? haleta le vieillard, et l’ombre d’un sourire passa sur son visage. – Le coffre-fort est là-haut, murmura-t-il, et il sourit encore. – Il a les clefs ?

Jimmy acquiesça.

Les yeux du vieillard firent le tour de la pièce avant de s’arrêter sur une sorte de tableau de commande électrique.

– Tu vois la poignée marquée sept ?

Jimmy acquiesça de nouveau.

– Baisse-la, mon petit. – Sa voix s’affaiblissait.

– C’est un nouveau truc que j’ai lu dans un livre. Baisse-la.

– Pourquoi ?

– Fais ce que je te dis, chuchotèrent les lèvres. Jimmy, traversant la pièce, renversa le levier. Le bruit sourd d’une chute ébranla le plafond. Puis le silence régna.

– Qu’est-ce que c’est ?