Paul Verlaine, Arthur Rimbaud

Arthur Rimbaud: Oeuvres complètes

e-artnow, 2019
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ISBN  978-80-268-9999-0



VII

BATEAU IVRE


Comme je descendais des Fleuves impassibles,

Je ne me sentis plus guidé par les haleurs ;

Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles, Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.


J’étais insoucieux de tous les équipages,

Porteur de blés flamands ou de cotons anglais.

Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages,

Les Fleuves m’ont laissé descendre où je voulais.


Dans les clapotements furieux des marées,

Moi, l’autre hiver, plus sourd que les cerveaux d’enfants, Je courus ! Et les Péninsules démarrées, N’ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.


La tempête a béni mes éveils maritimes.

Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots Qu’on appelle rouleurs éternels de victimes, Dix nuits, sans regretter l’œil niais des falots.


Plus douce qu’aux enfants la chair des pommes sures, L’eau verte pénétra ma coque de sapin Et des taches de vins bleus et des vomissures

Me lava, dispersant gouvernail et grappin.


Et dès lors, je me suis baigné dans le poème

De la mer, infusée d’astres, et latescent,

Dévorant les azurs verts où, flottaison blême

Et ravie, un noyé pensif parfois descend,


Où, teignant tout à coup les bleuités, délires Et rythmes lents sous les rutilements du jour, Plus fortes que l’alcool, plus vastes que nos lyres, Fermentent les rousseurs amères de l’amour.


Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes, Et les ressacs, et les courants, je sais le soir, L’aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes, Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir.


J’ai vu le soleil bas taché d’horreurs mystiques Illuminant de longs figements violets, Pareils à des acteurs de drames très antiques, Les flots roulant au loin leurs frissons de volets ;

J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,

Baisers montant aux yeux des mers avec lenteur, La circulation des sèves inouïes

Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs.


J’ai suivi des mois pleins, pareille aux vacheries Hystériques, la houle à l’assaut des récifs, Sans songer que les pieds lumineux des Maries

Pussent forcer le muffle aux Océans poussifs ;

J’ai heurté, savez-vous ? d’incroyables Florides, Mêlant aux fleurs des yeux de panthères, aux peaux D’hommes, des arcs-en-ciel tendus comme des brides, Sous l’horizon des mers, à de glauques troupeaux ;

J’ai vu fermenter les marais énormes, nasses

Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan,

Des écroulements d’eaux au milieu des bonaces, Et les lointains vers les gouffres cataractant !


Glaciers, soleils d’argent, flots nacreux, cieux de braises.

Échouages hideux au fond des golfes bruns

Où les serpents géants dévorés des punaises

Choient des arbres tordus, avec de noirs parfums.


J’aurais voulu montrer aux enfants ces dorades Du flot bleu, ces poissons d’or, ces poissons chantants.

Des écumes de fleurs ont béni mes dérades

Et d’ineffables vents m’ont ailé par instants.


Parfois, martyr lassé des pôles et des zones,

La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux Montait vers moi ses fleurs d’ombre aux ventouses jaunes Et je restais, ainsi qu’une femme à genoux,

Presqu’île, ballottant sur mes bords les querelles Et les fientes d’oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds, Et je voguais, lorsqu’à travers mes liens frêles Des noyés descendaient dormir, à reculons.


Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses, Jeté par l’ouragan dans l’éther sans oiseau, Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses N’auraient pas repêché la carcasse ivre d’eau,

Libre, fumant, monté de brumes violettes,

Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur Qui porte, confiture exquise aux bons poètes,

Des lichens de soleil et des morves d’azur,


Qui courais taché de lunules électriques,

Plante folle, escorté des hippocampes noirs,

Quand les Juillets faisaient crouler à coups de triques Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs,

Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues Le rut des Béhémots et les Maelstroms épais, Fileur éternel des immobilités bleues,

Je regrette l’Europe aux anciens parapets.


J’ai vu des archipels sidéraux ! Et des îles

Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur : — Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t’exiles, Million d’oiseaux d’or, ô future Vigueur ?


Mais, vrai, j’ai trop pleuré ! Les aubes sont navrantes, Toute lune est atroce et tout soleil amer.

L’âcre amour m’a gonflé de torpeurs enivrantes.

Oh ! que ma quille éclate ! Oh ! que j’aille à la mer !


Si je désire une eau d’Europe, c’est la flache Noire et froide où, vers le crépuscule embaumé, Un enfant accroupi, plein de tristesse, lâche

Un bateau frêle comme un papillon de mai.


Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames, Enlever leur sillage aux porteurs de cotons, Ni traverser l’orgueil des drapeaux et des flammes, Ni nager sous les yeux horribles des pontons !



XVII

VILLES (CE SONT DES VILLES !)


Ce sont des villes ! C’est un peuple pour qui se sont montés ces Alleghanys et ces Libans de rêve ! Des chalets de cristal et de bois qui se meuvent sur des rails et des poulies invisibles. Les vieux cratères ceints de colosses et de palmiers de cuivre rugissent mélodieusement dans les feux. Des fêtes amoureuses sonnent sur les canaux pendus derrière les chalets. La chasse des carillons crie dans les gorges. Des corporations de chanteurs géants accourent dans des vêtements et des oriflammes éclatants comme la lumière des cimes. Sur les plates-formes au milieu des gouffres les Rolands sonnent leur bravoure. Sur les passerelles de l’abîme et les toits des auberges l’ardeur du ciel pavoise les mâts. L’écroulement des apothéoses rejoint les champs des hauteurs où les centauresses séraphiques évoluent parmi les avalanches. Au-dessus du niveau des plus hautes crêtes une mer troublée par la naissance éternelle de Vénus, chargée de flottes orphéoniques et de la rumeur des perles et des conques précieuses, — la mer s’assombrit parfois avec des éclats mortels. Sur les versants des moissons de fleurs grandes comme nos armes et nos coupes, mugissent. Des cortèges de Mabs en robes rousses, opalines, montent des ravines. Là-haut, les pieds dans la cascade et les ronces, les cerfs tettent Diane. Les Bacchantes des banlieues sanglotent et la lune brûle et hurle. Vénus entre dans les cavernes des forgerons et des ermites. Des groupes de beffrois chantent les idées des peuples. Des châteaux bâtis en os sort la musique inconnue. Toutes les légendes évoluent et les élans se ruent dans les bourgs. Le paradis des orages s’effondre. Les sauvages dansent sans cesse la fête de la nuit. Et une heure je suis descendu dans le mouvement d’un boulevard de Bagdad où des compagnies ont chanté la joie du travail nouveau, sous une brise épaisse, circulant sans pouvoir éluder les fabuleux fantômes des monts où l’on a dû se retrouver.

Quels bons bras, quelle belle heure me rendront cette région d’où viennent mes sommeils et mes moindres mouvements ?



XVIII

VAGABONDS


Pitoyable frère ! Que d’atroces veillées je lui dus ! « Je ne me saisissais pas fervemment de cette entreprise. Je m’étais joué de son infirmité. Par ma faute nous retournerions en exil, en esclavage. » Il me supposait un guignon et une innocence très bizarres, et il ajoutait des raisons inquiétantes.

Je répondais en ricanant à ce satanique docteur, et finissais par gagner la fenêtre. Je créais, par delà la campagne traversée par des bandes de musique rare, les fantômes du futur luxe nocturne.

Après cette distraction vaguement hygiénique, je m’étendais sur une paillasse. Et, presque chaque nuit, aussitôt endormi, le pauvre frère se levait, la bouche pourrie, les yeux arrachés, — tel qu’il se rêvait ! — et me tirait dans la salle en hurlant son songe de chagrin idiot.

J’avais en effet, en toute sincérité d’esprit, pris l’engagement de le rendre à son état primitif de fils du Soleil, — et nous errions, nourris du vin des cavernes et du biscuit de la route, moi pressé de trouver le lieu et la formule.



XIX

VILLES (L’ACROPOLE OFFICIELLE)


L’acropole officielle outre les conceptions de la barbarie moderne les plus colossales. Impossible d’exprimer le jour mat produit par le ciel immuablement gris, l’éclat impérial des bâtisses, et la neige éternelle du sol. On a reproduit dans un goût d’énormité singulier toutes les merveilles classiques de l’architecture. J’assiste à des expositions de peinture dans des locaux vingt fois plus vastes qu’Hampton-Court. Quelle peinture ! Un Nabuchodonosor norvégien a fait construire les escaliers des ministères ; les subalternes que j’ai pu voir sont déjà plus fiers que des Brahmas et j’ai tremblé à l’aspect des gardiens de colosses et officiers de constructions. Par le groupement des bâtiments en squares, cours et terrasses fermées, on évince les cochers. Les parcs représentent la nature primitive travaillée par un art superbe. Le haut quartier a des parties inexplicables : un bras de mer, sans bateaux, roule sa nappe de grésil bleu entre des quais chargés de candélabres géants. Un pont court conduit à une poterne immédiatement sous le dôme de la Sainte-Chapelle. Ce dôme est une armature d’acier artistique de quinze mille pieds de diamètre environ.

Sur quelques points des passerelles de cuivre, des plates-formes, des escaliers qui contournent les halles et les piliers, j’ai cru pouvoir juger la profondeur de la ville ! C’est le prodige dont je n’ai pu me rendre compte : quels sont les niveaux des autres quartiers sur ou sous l’acropole ? Pour l’étranger de notre temps la reconnaissance est impossible. Le quartier commerçant est un circus d’un seul style, avec galeries à arcades. On ne voit pas de boutiques. Mais la neige de la chaussée est écrasée ; quelques nababs aussi rares que les promeneurs d’un matin de dimanche à Londres, se dirigent vers une diligence de diamants. Quelques divans de velours rouge : on sert des boissons polaires dont le prix varie de huit cents à huit mille roupies. À l’idée de chercher des théâtres sur ce circus, je me réponds que les boutiques doivent contenir des drames assez sombres. Je pense qu’il y a une police, mais la loi doit être tellement étrange, que je renonce à me faire une idée des aventuriers d’ici.

Le faubourg aussi élégant qu’une belle rue de Paris est favorisé d’un air de lumière. L’élément démocratique compte quelque cents âmes. Là encore les maisons ne se suivent pas ; le faubourg se perd bizarrement dans la campagne, le « Comté » qui remplit l’occident éternel des forêts et des plantations prodigieuses où les gentilshommes sauvages chassent leurs chroniques sous la lumière qu’on a créée.



XX

VEILLÉES


I

C’est le repos éclairé, ni fièvre ni langueur, sur le lit ou sur le pré.

C’est l’ami ni ardent ni faible. L’ami.

C’est l’aimée ni tourmentante ni tourmentée. L’aimée.

L’air et le monde point cherchés. La vie.

— Était-ce donc ceci ?

— Et le rêve fraîchit.


II

L’éclairage revient à l’arbre de bâtisse. Des deux extrémités de la salle, décors quelconques, des élévations harmoniques se joignent. La muraille en face du veilleur est une succession psychologique de coupes de frises, de bandes atmosphériques et d’accidences géologiques. — Rêve intense et rapide de groupes sentimentaux avec des êtres de tous les caractères parmi toutes les apparences.


III Les lampes et les tapis de la veillée font le bruit des vagues, la nuit, le long de la coque et autour du steerage.

La mer de la veillée, telle que les seins d’Amélie.

Les tapisseries, jusqu’à mi-hauteur, des taillis de dentelle, teinte d’émeraude, où se jettent les tourterelles de la veillée.


…………………


La plaque du foyer noir, de réels soleils des grèves : ah ! puits des magies ; seule vue d’aurore, cette fois.



XXI

MYSTIQUE


Sur la pente du talus les anges tournent leurs robes de laine dans les herbages d’acier et d’émeraude.

Des prés de flammes bondissent jusqu’au sommet du mamelon. À gauche le terreau de l’arête est piétiné par tous les homicides et toutes les batailles, et tous les bruits désastreux filent leur courbe. Derrière l’arête de droite la ligne des orients, des progrès.

Et tandis que la bande en haut du tableau est formée de la rumeur tournante et bondissante des conques des mers et des nuits humaines, La douceur fleurie des étoiles et du ciel et du reste descend en face du talus, comme un panier, — contre notre face, et fait l’abîme fleurant et bleu là-dessous.



XXII

AUBE


J’ai embrassé l’aube d’été.

Rien ne bougeait encore au front des palais. L’eau était morte. Les camps d’ombres ne quittaient pas la route du bois. J’ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit.

La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom.

Je ris au wasserfall blond qui s’échevela à travers les sapins : à la cime argentée je reconnus la déesse.

Alors je levai un à un les voiles. Dans l’allée, en agitant les bras. Par la plaine, où je l’ai dénoncée au coq. À la grand’ville elle fuyait parmi les clochers et les dômes, et courant comme un mendiant sur les quais de marbre, je la chassais.

En haut de la route, près d’un bois de lauriers, je l’ai entourée avec ses voiles amassés, et j’ai senti un peu son immense corps. L’aube et l’enfant tombèrent au bas du bois.

Au réveil il était midi.



XXIII

FLEURS


D’un gradin d’or, — parmi les cordons de soie, les gazes grises, les velours verts et les disques de cristal qui noircissent comme du bronze au soleil, — je vois la digitale s’ouvrir sur un tapis de filigranes d’argent, d’yeux et de chevelures.

Des pièces d’or jaune semées sur l’agate, des piliers d’acajou supportant un dôme d’émeraudes, des bouquets de satin blanc et de fines verges de rubis entourent la rose d’eau.

Tels qu’un dieu aux énormes yeux bleus et aux formes de neige, la mer et le ciel attirent aux terrasses de marbre la foule des jeunes et fortes roses.



XXIV

NOCTURNE VULGAIRE


Un souffle ouvre des brèches operadiques dans les cloisons, — brouille le pivotement des toits rongés, — disperse les limites des foyers, — éclipse les croisées. — Le long de la vigne, m’étant appuyé du pied à une gargouille, — je suis descendu dans ce carrosse dont l’époque est assez indiquée par les glaces convexes, les panneaux bombés et les sophas contournés — Corbillard de mon sommeil, isolé, maison de berger de ma niaiserie, le véhicule vire sur le gazon de la grande route effacée ; et dans un défaut en haut de la glace de droite tournoient les blêmes figures lunaires, feuilles, seins ; — Un vert et un bleu très foncés envahissent l’image. Dételage aux environs d’une tache de gravier.

— Ici, va-t-on siffler pour l’orage, et les Sodomes, — et les Solymes, — et les bêtes féroces et les armées, — (Postillon et bêtes de songe reprendront-ils sous les plus suffocantes futaies, pour m’enfoncer jusqu’aux yeux dans la source de soie).

— Et nous envoyer, fouettés à travers les eaux clapotantes et les boissons répandues, rouler sur l’aboi des dogues…

— Un souffle disperse les limites du foyer.



XXV

MARINE


Les chars d’argent et de cuivre — Les proues d’acier et d’argent — Battent l’écume, —

Soulèvent les souches des ronces.

Les courants de la lande, Et les ornières immenses du reflux Filent circulairement vers l’est, Vers les piliers de la forêt, — Vers les fûts de la jetée, Dont l’angle est heurté par des tourbillons de lumière.



XXVI

FÊTE D’HIVER


La cascade sonne derrière les huttes d’opéra-comique. Des girandoles prolongent, dans les vergers et les allées voisins du Méandre, — les verts et les rouges du couchant. Nymphes d’Horace coiffées au Premier Empire, — Rondes Sibériennes, Chinoises de Boucher.



VIII

LES PREMIÈRES COMMUNIONS


I

Vraiment, c’est bête, ces églises de villages

Où quinze laids marmots, encrassant les piliers, Écoutent, grasseyant les divins babillages, Un noir grotesque dont fermentent les souliers.

Mais le soleil éveille, à travers les feuillages, Les vieilles couleurs des vitraux ensoleillés,

La pierre sent toujours la terre maternelle,

Vous verrez des monceaux de ces cailloux terreux Dans la campagne en rut qui frémit, solennelle, Portant, près des blés lourds, dans les sentiers séreux, Ces arbrisseaux brûlés où bleuit la prunelle, Des nœuds de mûriers noirs et de rosiers furieux.


Tous les cent ans on rend ces granges respectables Par un badigeon d’eau bleue et de lait caillé.

Si des mysticités grotesques sont notables

Près de la Notre-Dame ou du saint empaillé,

Des mouches sentant bon l’auberge et les étables Se gorgent de cire au plancher ensoleillé.


L’enfant se doit surtout à la maison, famille

Des soins naïfs, des bons travaux abrutissants.

Ils sortent, oubliant que la peau leur fourmille Où le Prêtre du Christ plaqua ses doigts puissants.

On paie au Prêtre un toit ombré d’une charmille Pour qu’il laisse au soleil tous ces fronts bruissants.


Le premier habit noir, le plus beau jour de tartes Sous le Napoléon ou le Petit Tambour, Quelque enluminure où les Josephs et les Marthes Tirent la langue avec un excessif amour Et qui joindront aux jours de science deux cartes, Ces deux seuls souvenirs lui restent du grand jour.


Les filles vont toujours à l’église, contentes

De s’entendre appeler garces par les garçons

Qui font du genre, après messe et vêpres chantantes, Eux, qui sont destinés au chic des garnisons, Ils narguent au café les maisons importantes,

Blousés neuf et gueulant d’effroyables chansons.


Cependant le curé choisit, pour les enfances,

Des dessins ; dans son clos, les vêpres dites, quand L’air s’emplit du lointain nasillement des danses, Il se sent, en dépit des célestes défenses.

Les doigts de pied ravis et le mollet marquant…

− La nuit vient, noir pirate aux ciel noir débarquant.


II

Le prêtre a distingué, parmi les catéchistes

Congrégés des faubourgs ou des riches quartiers, Cette petite fille inconnue, aux yeux tristes, Front jaune. Ses parents semblent de doux portiers.

Au grand jour, la marquant parmi les catéchistes, Dieu fera, sur son front, neiger ses bénitiers.


La veille du grand jour, l’enfant se fait malade Mieux qu’à l’église haute aux funèbres rumeurs.

D’abord le frisson vient, le lit n’étant pas fade, Un frisson surhumain qui retourne : Je meurs…


Et, comme un vol d’amour fait à ses sœurs stupides, Elle compte, abattue et les mains sur son cœur, Ses Anges, ses Jésus et ses Vierges nitides,

Et, calmement, son âme a bu tout son vainqueur.


Adonaï !… − Dans les terminaisons latines

Des cieux moirés de vert baignent les Fronts vermeils Et tachés du sang pur des célestes poitrines, De grands linges neigeux tombent sur les soleils.


Pour ses virginités présentes et futures

Elle mord aux fraîcheurs de ta Rémission ;

Mais plus que les lys d’eau, plus que les confitures Tes pardons sont glacés, ô Reine de Sion.


III

Puis la Vierge n’est plus que la Vierge du livre ; Les mystiques élans se cassent quelquefois, Et vient la pauvreté des images que cuivre

L’ennui, l’enluminure atroce et les vieux bois.


Des curiosités vaguement impudiques

Épouvantent le rêve aux chastes bleuités

Qui sont surpris autour des célestes tuniques

Du linge dont Jésus voile ses nudités.


Elle veut, elle veut pourtant, l’âme en détresse, Le front dans l’oreiller creusé par les cris sourds, Prolonger les éclairs suprêmes de tendresse Et bave… − L’ombre emplit les maisons et les cours,

Et l’enfant ne peut plus. Elle s’agite et cambre Les reins, et d’une main ouvre le rideau bleu Pour amener un peu la fraîcheur de la chambre

Sous le drap, vers son ventre et sa poitrine en feu.


IV

À son réveil, − minuit, − la fenêtre était blanche Devant le soleil bleu des rideaux illunés ;

La vision la prit des langueurs du Dimanche,

Elle avait rêvé rouge. Elle saigna du nez,


Et se sentant bien chaste et pleine de faiblesse, Pour savourer en Dieu son amour revenant, Elle eut soif de la nuit forte où s’exalte et s’abaisse Le cœur, sous l’œil des cieux doux, en les devinant ;

De la nuit, Vierge-Mère impalpable, qui baigne

Tous les jeunes émois de ses silences gris ;

Elle eut soif de la nuit forte où le cœur qui saigne Écoute sans témoin sa révolte sans cris.


Et, faisant la victime et la petite épouse,

Son étoile la vit, une chandelle aux doigts,

Descendre dans la cour où séchait une blouse,

Spectre blanc, et lever les spectres noirs des toits.


V

Elle passa sa nuit Sainte dans des latrines.

Vers la chandelle, aux trous du toit, coulait l’air blanc, Et quelque vigne folle aux noirceurs purpurines En deçà d’une cour voisine s’écroulant.


La lucarne faisait un cœur de lueur vive

Dans la cour où les cieux bas plaquaient d’ors vermeils Les vitres ; les pavés puant l’eau de lessive Souffraient l’ombre des toits bordés de noirs sommeils.


VI

Qui dira ces langueurs et ces pitiés immondes

Et ce qu’il lui viendra de haine, ô sales fous, Dont le travail divin déforme encore les mondes Quand la lèpre, à la fin, rongera ce corps doux,

Et quand, ayant rentré tous ces nœuds d’hystéries Elle verra, sous les tristesses du bonheur, L’amant rêver au blanc million des Maries

Au matin de la nuit d’amour, avec douleur !


VII

Sais-tu que je t’ai fait mourir ? J’ai pris ta bouche, Ton cœur, tout ce qu’on a, tout ce que vous avez, Et moi je suis malade. Oh ! je veux qu’on me couche Parmi les Morts des eaux nocturnes abreuvés !


J’étais bien jeune, et Christ a souillé mes haleines, Il me bonda jusqu’à la gorge de dégoûts ; Tu baisais mes cheveux profonds comme les laines, Et je me laissais faire !… Oh ! va… c’est bon pour vous,

Hommes ! qui songez peu que la plus amoureuse

Est, dans sa conscience, aux ignobles terreurs

La plus prostituée et la plus douloureuse

Et que tous nos élans vers vous sont des erreurs.


Car ma communion première est bien passée !

Tes baisers, je ne puis jamais les avoir bus.

Et mon cœur et ma chair par ta chair embrassée

Fourmillent du baiser putride de Jésus…


VIII

Alors l’âme pourrie et l’âme désolée

Sentiront ruisseler tes malédictions.

− Ils avaient couché sur ta haine inviolée,

Echappés, pour la mort, des justes passions.


Christ, ô Christ, éternel voleur des énergies,

Dieu qui, pour deux mille ans, vouas, à ta pâleur, Cloués au sol, de honte et de céphalalgies, Ou renversés, les fronts des Femmes de douleur.


Juillet 1871



XXVII

ANGOISSE


Se peut-il qu’Elle me fasse pardonner les ambitions continuellement écrasées, — qu’une fin aisée répare les âges d’indigence, — qu’un jour de succès nous endorme sur la honte de notre inhabileté fatale,

(Ô palmes ! diamant — Amour, force ! — plus haut que toutes joies et gloires ! — de toutes façons, partout, — Démon, dieu, — Jeunesse de cet être-ci ; moi !)

Que des accidents de féerie scientifique et des mouvements de fraternité sociale soient chéris comme restitution progressive de la franchise première?….

Mais la Vampire qui nous rend gentils commande que nous nous amusions avec ce qu’elle nous laisse, ou qu’autrement nous soyons plus drôles.

Rouler aux blessures, par l’air lassant et la mer ; aux supplices, par le silence des eaux et de l’air meurtriers ; aux tortures qui rient, dans leur silence atrocement houleux.



XXVIII

MÉTROPOLITAIN


Du détroit d’indigo aux mers d’Ossian, sur le sable rose et orange qu’a lavé le ciel vineux viennent de monter et de se croiser des boulevards de cristal habités incontinent par de jeunes familles pauvres qui s’alimentent chez les fruitiers. Rien de riche. — La ville !

Du désert de bitume fuient droit en déroute avec les nappes de brumes échelonnées en bandes affreuses au ciel qui se recourbe, se recule et descend, formé de la plus sinistre fumée noire que puisse faire l’Océan en deuil, les casques, les roues, les barques, les croupes. — La bataille !

Lève la tête : ce pont de bois, arqué ; les derniers potagers de Samarie ; ces masques enluminés sous la lanterne fouettée par la nuit froide ; l’ondine niaise à la robe bruyante, au bas de la rivière ; les crânes lumineux dans les plants de pois — et les autres fantasmagories — la campagne.

Des routes bordées de grilles et de murs, contenant à peine leurs bosquets, et les atroces fleurs qu’on appellerait cœurs et sœurs, Damas damnant de longueur, — possessions de féeriques aristocraties ultra-Rhénanes, Japonaises, Guaranies, propres encore à recevoir la musique des anciens — et il y a des auberges qui pour toujours n’ouvrent déjà plus — il y a des princesses, et si tu n’es pas trop accablé, l’étude des astres — Le ciel.

Le matin où avec Elle, vous vous débattîtes parmi les éclats de neige, les lèvres vertes, les glaces, les drapeaux noirs et les rayons bleus, et les parfums pourpres du soleil des pôles, — ta force.



XXIX

BARBARE


Bien après les jours et les saisons, et les êtres et les pays, Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n’existent pas.) Remis des vieilles fanfares d’héroïsme — qui nous attaquent encore le cœur et la tête — loin des anciens assassins — Oh ! Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n’existent pas) Douceurs !

Les brasiers pleuvant aux rafales de givre, — Douceurs ! — les feux à la pluie du vent de diamants jetée par le cœur terrestre éternellement carbonisé pour nous. — Ô monde ! — (Loin des vieilles retraites et des vieilles flammes, qu’on entend, qu’on sent,) Les brasiers et les écumes. La musique, virement des gouffres et choc des glaçons aux astres.

Ô Douceurs, ô monde, ô musique ! Et là, les formes, les sueurs, les chevelures et les yeux, flottant. Et les larmes blanches, bouillantes, — ô douceurs ! — et la voix féminine arrivée au fond des volcans et des grottes arctiques.

Le pavillon…..



XXX

SOLDE


À vendre ce que les juifs n’ont pas vendu, ce que noblesse ni crime n’ont goûté, ce qu’ignorent l’amour maudit et la probité infernale des masses : ce que le temps ni la science n’ont pas à reconnaître ; Les Voix reconstituées ; l’éveil fraternel de toutes les énergies chorales et orchestrales et leurs applications instantanées ; l’occasion, unique, de dégager nos sens !

À vendre les Corps sans prix, hors de toute race, de tout monde, de tout sexe, de toute descendance ! Les richesses jaillissant à chaque démarche ! Solde de diamants sans contrôle !

À vendre l’anarchie pour les masses ; la satisfaction irrépressible pour les amateurs supérieurs ; la mort atroce pour les fidèles et les amants !

À vendre les habitations et les migrations, sports, féeries et conforts parfaits, et le bruit, le mouvement et l’avenir qu’ils font !

À vendre les applications de calcul et les sauts d’harmonie inouïs. Les trouvailles et les termes non soupçonnés, possession immédiate, Élan insensé et infini aux splendeurs invisibles, aux délices insensibles, — et ses secrets affolants pour chaque vice — et sa gaîté effrayante pour la foule — À vendre les Corps, les voix, l’immense opulence inquestionable, ce qu’on ne vendra jamais. Les vendeurs ne sont pas à bout de solde ! Les voyageurs n’ont pas à rendre leur commission de si tôt !



XXXI

FAIRY


Pour Hélène se conjurèrent les sèves ornamentales dans les ombres vierges et les clartés impassibles dans le silence astral. L’ardeur de l’été fut confiée à des oiseaux muets et l’indolence requise à une barque de deuils sans prix par des anses d’amours morts et de parfums affaissés.

— Après le moment de l’air des bûcheronnes à la rumeur du torrent sous la ruine des bois, de la sonnerie des bestiaux à l’écho des vals, et des cris des steppes. — Pour l’enfance d’Hélène frissonnèrent les fourrures et les ombres, — et le sein des pauvres, et les légendes du ciel.

Et ses yeux et sa danse supérieurs encore aux éclats précieux, aux influences froides, au plaisir du décor et de l’heure uniques.



XXXII

GUERRE


Enfant, certains ciels ont affiné mon optique : tous les caractères nuancèrent ma physionomie. Les Phénomènes s’émurent. — À présent, l’inflexion éternelle des moments et l’infini des mathématiques me chassent par ce monde où je subis tous les succès civils, respecté de l’enfance étrange et des affections énormes. — Je songe à une Guerre, de droit ou de force, de logique bien imprévue.

C’est aussi simple qu’une phrase musicale.



XXXIII

JEUNESSE


I DIMANCHE

Les calculs de côté, l’inévitable descente du ciel, et la visite des souvenirs et la séance des rythmes occupent la demeure, la tête et le monde de l’esprit.

— Un cheval détale sur le turf suburbain, et le long des cultures et des boisements, percé par la peste carbonique. Une misérable femme de drame, quelque part dans le monde, soupire après des abandons improbables. Les desperados languissent après l’orage, l’ivresse et les blessures. De petits enfants étouffent des malédictions le long des rivières. — Reprenons l’étude au bruit de l’œuvre dévorante qui se rassemble et remonte dans les masses.


II SONNET

Homme de constitution ordinaire, la chair n’était-elle pas un fruit pendu dans le verger, — ô journées enfantes ! — le corps un trésor à prodiguer ; — ô aimer, le péril ou la force de Psyché ? La terre avait des versants fertiles en princes et en artistes, et la descendance et la race vous poussaient aux crimes et aux deuils : le monde votre fortune et votre péril. Mais à présent, ce labeur comblé, toi, tes calculs, — toi, tes impatiences — ne sont plus que votre danse et votre voix, non fixées et point forcées, quoique d’un double événement d’invention et de succès une raison, — en l’humanité fraternelle et discrète par l’univers sans images ; — la force et le droit réfléchissent la danse et la voix à présent seulement appréciées.


III VINGT ANS

Les voix instructives exilées… L’ingénuité physique amèrement rassise…. — Adagio — Ah ! l’égoïsme infini de l’adolescence, l’optimisme studieux : que le monde était plein de fleurs cet été ! Les airs et les formes mourant… — Un chœur, pour calmer l’impuissance et l’absence ! Un chœur de verres, de mélodies nocturnes… En effet les nerfs vont vite chasser.


IV

Tu en es encore à la tentation d’Antoine. L’ébat du zèle écourté, les tics d’orgueil puéril, l’affaissement et l’effroi.

Mais tu te mettras à ce travail : toutes les possibilités harmoniques et architecturales s’émouvront autour de ton siège. Des êtres parfaits, imprévus, s’offriront à tes expériences. Dans tes environs affluera rêveusement la curiosité d’anciennes foules et de luxes oisifs. Ta mémoire et tes sens ne seront que la nourriture de ton impulsion créatrice. Quant au monde, quand tu sortiras, que sera-t-il devenu ? En tout cas, rien des apparences actuelles.



XXXIV

PROMONTOIRE


L’aube d’or et la soirée frissonnante trouvent notre brick en large en face de cette villa et de ses dépendances, qui forment un promontoire aussi étendu que l’Épire et le Péloponnèse, ou que la grande île du Japon, ou que l’Arabie ! Des fanums qu’éclaire la rentrée des théories, d’immenses vues de la défense des côtes modernes ; des dunes illustrées de chaudes fleurs et de bacchanales ; de grands canaux de Carthage et des Embankments d’une Venise louche ; de molles éruptions d’Etnas et des crevasses de fleurs et d’eaux des glaciers ; des lavoirs entourés de peupliers d’Allemagne ; des talus de parcs singuliers penchant des têtes d’Arbre du Japon ; les façades circulaires des « Royal » ou des « Grand » de Scarbro ou de Brooklyn ; et leurs railways flanquent, creusent, surplombent les dispositions de cet Hôtel, choisies dans l’histoire des plus élégantes et des plus colossales constructions de l’Italie, de l’Amérique et de l’Asie, dont les fenêtres et les terrasses à présent pleines d’éclairages, de boissons et de brises riches, sont ouvertes à l’esprit des voyageurs et des nobles — qui permettent, aux heures du jour, à toutes les tarentelles des côtes, — et même aux ritournelles des vallées illustres de l’art, de décorer merveilleusement les façades du Palais-Promontoire.



XXXV

SCÈNES


L’ancienne Comédie poursuit ses accords et divise ses Idylles : Des boulevards de tréteaux.

Un long pier en bois d’un bout à l’autre d’un champ rocailleux où la foule barbare évolue sous les arbres dépouillés.

Dans des corridors de gaze noire suivant le pas des promeneurs aux lanternes et aux feuilles.

Des oiseaux des mystères s’abattent sur un ponton de maçonnerie mû par l’archipel couvert des embarcations des spectateurs.

Des scènes lyriques accompagnées de flûte et de tambour s’inclinent dans des réduits ménagés sous les plafonds, autour des salons de clubs modernes ou des salles de l’Orient ancien.

La féerie manœuvre au sommet d’un amphithéâtre couronné par les taillis, — Ou s’agite et module pour les Béotiens, dans l’ombre des futaies mouvantes sur l’arête des cultures.

L’opéra-comique se divise sur une scène à l’arête d’intersection de dix cloisons dressées de la galerie aux feux.



XXXVI

SOIR HISTORIQUE


En quelque soir, par exemple, que se trouve le touriste naïf, retiré de nos horreurs économiques, la main d’un maître anime le clavecin des prés ; on joue aux cartes au fond de l’étang, miroir évocateur des reines et des mignonnes, on a les saintes, les voiles, et les fils d’harmonie, et les chromatismes légendaires, sur le couchant.

Il frissonne au passage des chasses et des hordes. La comédie goutte sur les tréteaux de gazon. Et l’embarras des pauvres et des faibles sur ces plans stupides !

À sa vision esclave, — l’Allemagne s’échafaude vers des lunes ; les déserts tartares s’éclairent — les révoltes anciennes grouillent dans le centre du Céleste Empire ; par les escaliers et les fauteuils de rois — un petit monde blême et plat, Afrique et Occidents, va s’édifier. Puis un ballet de mers et de nuits connues, une chimie sans valeur, et des mélodies impossibles.

La même magie bourgeoise à tous les points où la malle nous déposera ! Le plus élémentaire physicien sent qu’il n’est plus possible de se soumettre à cette atmosphère personnelle, brume de remords physiques, dont la constatation est déjà une affliction.

Non ! — Le moment de l’étuve, des mers enlevées, des embrasements souterrains, de la planète emportée, et des exterminations conséquentes, certitudes si peu malignement indiquées dans la Bible et par les Nornes et qu’il sera donné à l’être sérieux de surveiller. — Cependant ce ne sera point un effet de légende !



IX

L’ORGIE PARISIENNE OU PARIS SE REPEUPLE

Ô lâches, la voilà ! dégorgez dans les gares !

Le soleil expia de ses poumons ardents

Les boulevards qu’un soir comblèrent les Barbares.

Voilà la Cité belle assise à l’occident !


Allez ! on préviendra les reflux d’incendie, Voilà les quais ! voilà les boulevards ! voilà, Sur les maisons, l’azur léger qui s’irradie, Et qu’un soir la rougeur des bombes étoila.


Cachez les palais morts dans des niches de planches !

L’ancien jour effaré rafraîchit vos regards.

Voici le troupeau roux des tordeuses de hanches, Soyez fous, vous serez drôles, étant hagards !



Tas de chiennes en rut mangeant des cataplasmes.

Le cri des maisons d’or vous réclame. Volez !

Mangez ! Voici la nuit de joie aux profonds spasmes Qui descend dans la rue, ô buveurs désolés,

Buvez. Quand la lumière arrive intense et folle Fouillant à vos côtés les luxes ruisselants, Vous n’allez pas baver, sans geste, sans parole, Dans vos verres, les yeux perdus aux lointains blancs,

Avalez, pour la Reine aux fesses cascadantes !

Écoutez l’action des stupides hoquets

Déchirants. Écoutez, sauter aux nuits ardentes Les idiots râleux, vieillards, pantins, laquais !


O cœurs de saleté, bouches épouvantables, Fonctionnez plus fort, bouches de puanteurs !

Un vin pour ces torpeurs ignobles, sur ces tables…

Vos ventres sont fondus de hontes, ô Vainqueurs !


Ouvrez votre narine aux superbes nausées !

Trempez de poisons forts les cordes de vos cous !

Sur vos nuques d’enfants baissant ses mains croisées Le Poète vous dit : ô lâches, soyez fous !



Parce que vous fouillez le ventre de la Femme Vous craignez d’elle encore une convulsion Qui crie, asphyxiant votre nichée infâme

Sur sa poitrine, en une horrible pression.


Syphilitiques, fous, rois, pantins, ventriloques, Qu’est-ce que ça peut faire à la pudeur Paris.

Vos âmes et vos corps, vos poisons et vos loques ?

Elle se secouera de vous, hargneux pourris !


Et quand vous serez bas, geignant sur vos entrailles Les flancs morts, réclamant votre argent, éperdus, La rouge courtisane aux seins gros de Batailles, Loin de votre stupeur tordra ses poings ardus !


Quand tes pieds ont dansé si fort dans les colères, Paris ! quand tu reçus tant de coups de couteau, Quand tu gis, retenant dans tes prunelles claires, Un peu de la bonté du fauve renouveau,

O cité douloureuse, ô cité quasi morte,

La tête et les deux seins jetés vers l’Avenir Ouvrant sur ta pâleur ses milliards de portes, Cité que le Passé sombre pourrait bénir :


Corps remagnétisé pour les énormes peines, Tu rebois donc la vie effroyable ! tu sens Sourdre le flux des vers livides en tes veines, Et sur ton clair amour rôder les doigts glaçants !


Et ce n’est pas mauvais. Tes vers, tes vers livides Ne gèneront pas plus ton souffle de Progrès Que les Stryx n’éteignaient l’œil des Cariatides Où des pleurs d’or astral tombaient des bleus degrés.


Quoique ce soit affreux de te revoir couverte Ainsi ; quoiqu’on n’ait fait jamais d’une cité Ulcère plus puant à la Nature verte,

Le Poète te dit : « Splendide est ta Beauté ! »


L’orage t’a sacrée suprême poésie ;

L’immense remuement des forces te secourt ; Ton œuvre bout, la mort gronde, Cité choisie !

Amasse les strideurs au cœur du clairon lourd.


Le Poète prendra le sanglot des Infâmes,

La haine des Forçats, la clameur des maudits ; Et ses rayons d’amour flagelleront les Femmes.

Ses strophes bondiront, voilà ! voilà ! bandits !



− Société, tout est rétabli : − les orgies Pleurent leur ancien râle aux anciens lupanars : Et les gaz en délire aux murailles rougies Flambent sinistrement vers les azurs blafards !


Mai 1871



XXXVII

BOTTOM


La réalité étant trop épineuse pour mon grand caractère, — je me trouvai néanmoins chez ma dame, en gros oiseau gris bleu s’essorant vers les moulures du plafond et traînant l’aile dans les ombres de la soirée.

Je fus, au pied du baldaquin supportant ses bijoux adorés et ses chefs-d’œuvre physiques, un gros ours aux gencives violettes et au poil chenu de chagrin, les yeux aux cristaux et aux argents des consoles.

Tout se fit ombre et aquarium ardent.

Au matin, — aube de juin batailleuse, — je courus aux champs, âne, claironnant et brandissant mon grief, jusqu’à ce que les Sabines de la banlieue vinrent se jeter à mon poitrail.



XXXVIII

H


Toutes les monstruosités violent les gestes atroces d’Hortense. Sa solitude est la mécanique érotique, sa lassitude, la dynamique amoureuse. Sous la surveillance d’une enfance elle a été, à des époques nombreuses, l’ardente hygiène des races. Sa porte est ouverte à la misère. Là, la moralité des êtres actuels se décorpore en sa passion ou en son action — Ô terrible frisson des amours novices, sur le sol sanglant et par l’hydrogène clarteux ! trouvez Hortense.



XXXIX

MOUVEMENT


Le mouvement de lacet sur la berge des chutes du fleuve, Le gouffre à l’étambot

La célérité de la rampe,

L’énorme passade du courant Mènent par les lumières inouïes Et la nouveauté chimique

Les voyageurs entourés des trombes du val Et du strom.


Ce sont les conquérants du monde Cherchant la fortune chimique personnelle ; Le sport et le confort voyagent avec eux ; Ils emmènent l’éducation

Des races, des classes et des bêtes, sur ce Vaisseau.

Repos et vertige

À la lumière diluvienne,

Aux terribles soirs d’étude.


Car de la causerie parmi les appareils, — le sang, les fleurs, le feu, les bijoux — Des comptes agités à ce bord fuyard, — On voit, roulant comme une digue au delà de la route hydraulique motrice, Monstrueux, s’éclairant sans fin, — leur stock d’études ; — Eux chassés dans l’extase harmonique Et l’héroïsme de la découverte.


Aux accidents atmosphériques les plus surprenants Un couple de jeunesse s’isole sur l’arche, — Est-ce ancienne sauvagerie qu’on pardonne ?

Et chante et se poste.



XL

DÉVOTION


À ma sœur Louise Vanaen de Voringhem : — Sa cornette bleue tournée à la mer du Nord. — Pour les naufragés.

À ma sœur Léonie Aubois d’Ashby. Baou — l’herbe d’été bourdonnante et puante. — Pour la fièvre des mères et des enfants.

À Lulu, — démon — qui a conservé un goût pour les oratoires du temps des Amies et de son éducation incomplète. Pour les hommes ! À madame … .

À l’adolescent que je fus. À ce saint vieillard, ermitage ou mission.

À l’esprit des pauvres. Et à un très haut clergé.

Aussi bien à tout culte en telle place de culte mémoriale et parmi tels événements qu’il faille se rendre, suivant les aspirations du moment ou bien notre propre vice sérieux.

Ce soir à Circeto des hautes glaces, grasse comme le poisson, et enluminée comme les dix mois de la nuit rouge, — (son cœur ambre et spunck), — pour ma seule prière muette comme ces régions de nuit et précédant des bravoures plus violentes que ce chaos polaire.

À tout prix et avec tous les airs, même dans des voyages métaphysiques. — Mais plus alors.



XLI

DÉMOCRATIE


« Le drapeau va au paysage immonde, et notre patois étouffe le tambour.

« Aux centres nous alimenterons la plus cynique prostitution. Nous massacrerons les révoltes logiques.

« Aux pays poivrés et détrempés ! — au service des plus monstrueuses exploitations industrielles ou militaires.

« Au revoir ici, n’importe où. Conscrits du bon vouloir, nous aurons la philosophie féroce ; ignorants pour la science, roués pour le confort ; la crevaison pour le monde qui va. C’est la vraie marche. En avant, route ! »



XLII

GÉNIE


Il est l’affection et le présent puisqu’il a fait la maison ouverte à l’hiver écumeux et à la rumeur de l’été, lui qui a purifié les boissons et les aliments, lui qui est le charme des lieux fuyants et le délice surhumain des stations. Il est l’affection et l’avenir, la force et l’amour que nous, debout dans les rages et les ennuis, nous voyons passer dans le ciel de tempête et les drapeaux d’extase.

Il est l’amour, mesure parfaite et réinventée, raison merveilleuse et imprévue, et l’éternité : machine aimée des qualités fatales. Nous avons tous eu l’épouvante de sa concession et de la nôtre : ô jouissance de notre santé, élan de nos facultés, affection égoïste et passion pour lui, lui qui nous aime pour sa vie infinie…

Et nous nous le rappelons et il voyage… Et si l’Adoration s’en va, sonne, sa promesse sonne : « Arrière ces superstitions, ces anciens corps, ces ménages et ces âges. C’est cette époque-ci qui a sombré ! »

Il ne s’en ira pas, il ne redescendra pas d’un ciel, il n’accomplira pas la rédemption des colères de femmes et des gaîtés des hommes et de tout ce péché : car c’est fait, lui étant, et étant aimé.

Ô ses souffles, ses têtes, ses courses ; la terrible célérité de la perfection des formes et de l’action.

Ô fécondité de l’esprit et immensité de l’univers !

Son corps ! Le dégagement rêvé, le brisement de la grâce croisée de violence nouvelle !

Sa vue, sa vue ! tous les agenouillages anciens et les peines relevés à sa suite.

Son jour ! l’abolition de toutes souffrances sonores et mouvantes dans la musique plus intense.

Son pas ! les migrations plus énormes que les anciennes invasions.

Ô Lui et nous ! l’orgueil plus bienveillant que les charités perdues.

Ô monde ! et le chant clair des malheurs nouveaux !

Il nous a connus tous et nous a tous aimés. Sachons, cette nuit d’hiver, de cap en cap, du pôle tumultueux au château, de la foule à la plage, de regards en regards, forces et sentiments las, le héler et le voir, et le renvoyer, et sous les marées et au haut des déserts de neige, suivre ses vues, ses souffles, son corps, son jour.


FIN


ARTHUR RIMBAUD

ALBUM ZUTIQUE

1871



I

CONNERIES


I JEUNE GOINFRE

Casquette

De moire,

Quéquette

D’ivoire,


Toilette

Très noire,

Paul guette

L’armoire,


Projette

Languette

Sur poire,


S’apprête,

Baguette,

Et foire.

A. R.


II PARIS

Al. Godillot, Gambier, Galopeau, Volf-Pleyel, — O Robinets ! — Menier, — O Christs ! — Leperdriel !

Kinck , Jacob, Bonbonnel !

Veuillot, Tropmann, Augier !

Gill, Mendès, Manuel,

Guido Gonin ! — Panier Des Grâces ! L’Hérissé !

Cirages onctueux !

Pains vieux, spiritueux !

Aveugles ! — puis, qui sait ? — Sergents de ville, Enghiens Chez Soi ! — Soyons chrétiens !

A. R.



II

CONNERIES

2e série


I

COCHER IVRE

Pouacre

Boit :

Nacre

Voit :


Acre

Loi,

Fiacre

Choit !


Femme

Tombe,

Lombe


Saigne :

— Clame !

Geigne.

A. R.



III

VIEUX DE LA VIEILLE


Aux paysans de l’empereur !

À l’empereur des paysans !

Au fils de Mars,

Au glorieux 18 mars !

Où le ciel d’Eugénie a béni les entrailles !



X

ACCROUPISSEMENTS


Bien tard, quand il se sent l’estomac écœuré, Le frère Milotus un œil à la lucarne