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Tristan Bernard

LE TAXI FANTÔME

© Librorium Editions 2019

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LE TAXI FANTÔME

I

La guerre et quatre ans avaient fait de ce jeune lycéen un lieutenant d’artillerie aux larges épaules, et transformé en une grande demoiselle blonde une petite fille de mil neuf cent quatorze, Marie-Louise Dacquin, la fille du banquier. L’artilleur, c’était Jacques Arnaud Lambelle, le fils de l’historien.

Ils se rencontraient, ce soir-là, chez Mme Alban, dans une célèbre salle à manger littéraire où l’on invitait des académiciens souriants et féroces, pour les mettre en présence des candidats à l’Académie, qui arrivaient la gorge découverte, tels, jadis, les clients du Minotaure.

La période électorale s’était ouverte par la disparition du philosophe Claudis, passé d’une immortalité provisoire à un trépas bien révolu. Pierre Lambelle, l’historien, et Pachol, l’ancien ministre, avaient posé chacun une main d’emprise sur le fauteuil de Claudis, où s’étaient assis pesamment, au cours de trois siècles, quelques écrivains célèbres et une douzaine de graves personnages oubliés.

La maîtresse de la maison détestait Pachol depuis qu’un jour il avait laissé sans réponse une demande de cartes pour la Chambre. Aussi favorisait-elle la candidature de Lambelle, et l’avait-elle invité ce soir-là, en même temps que deux académiciens influents.

Le fils Lambelle, à table, s’était trouvé placé à gauche de Mlle Dacquin, dont il s’occupa bientôt exclusivement, car son autre voisine était une vieille fille vorace qui ne cessait de mâcher de la nourriture, en remuant de fond en comble son visage bistre sous les deux moustaches de ses sourcils.

Marie-Louise, à un moment, tourna légèrement la tête et il sembla à Jacques que la ligne de son cou était d’une grâce sans égale. Il décida – un bon vin de Bourgogne aidant – qu’il aimerait pour la vie cette personne. En conséquence de quoi, à part celui-là, il lui dit tous les secrets de son cœur.

La guerre ne l’avait mûri qu’en partie : il y avait pris de l’énergie, de la force de décision en face du danger brutal. Aussi ne se sentait-il que plus ingénu dès qu’il parlait à une femme, car il avait conservé son âme de dix-sept ans. Il ne manquait pas, bien entendu, de théories sentimentales très savantes, et ne se faisait pas faute de préparer, dans son esprit, des conquêtes méthodiques. Il était admirable dans le jeu de salle, mais, une fois sur le terrain, c’était autre chose… Il oubliait toutes ses théories, toutes ses préparations, toutes ses méthodes. Par paresse, tout de même un peu par amour de la franchise, il ne savait que vider en désordre tout le contenu de sa pensée. Son charme opérerait seul, et vaincrait s’il en avait la force. Il n’était plus question de le surveiller ni de le régler.

Marie-Louise Dacquin avait vu, naturellement, sur la poitrine de son voisin les deux palmes de la Croix de guerre.

— Seriez-vous un héros ?

— Je n’en sais rien.

— Comment ? vous n’en savez rien ?

— C’est vrai. Par moments, je me dis que c’est possible, et, d’autres fois, je pense : « Après tout, ai-je été vraiment brave ? »

— Et ces deux citations ?

— À mon avis, je ne les ai pas méritées… Il y en a d’autres que j’ai méritées et que je n’ai pas eues… Tout ça, ça se compense… À moins que ce soient mes chefs qui aient bien jugé et que ce soit moi qui me trompe. C’est possible. Après tout, ça m’est arrivé de me tromper, et sérieusement : j’ai eu peur à des moments où il n’y avait pas de danger ; et, à d’autres heures, où pourtant c’était grave, je passais à travers sans m’en apercevoir.

— Vous étiez dans l’artillerie ?

— Dans l’artillerie de tranchée.

— Vous avez été quelquefois très malheureux, j’en suis sûre ?

— Des fois… Puis, d’autres fois, pas… Maintenant, je ne sais plus…

Marie-Louise, l’écoutant, ne se disait pas : « Comme c’est juste ! » Elle ne se demandait pas si elle approuvait ou non ses paroles : elle approuvait son abandon. Elle en était charmée et s’abandonnait, en retour, comme on laisse une main heureuse dans une main loyalement tendue.

— Ce monsieur, là-bas, c’est votre père ? demanda-t-elle.

— La barbe grise courte ? Oui, c’est papa.

— Il a écrit de beaux livres, dit Marie-Louise.

— Vous les avez lus ?

— Quelques-uns…

— Vous n’en avez lu aucun. C’est vrai pourtant qu’il a écrit de beaux livres : Pierre le Cruel, Henri III, Mazarin… Il faudra tout de même que vous lisiez ça. Ça n’est pas embêtant.

— Et il se présente à l’Académie ?

— Oui, mademoiselle. Et je trouve que ça ne lui ressemble pas.

— Pourquoi ?

— Parce que papa est vraiment un esprit libre… Non pas qu’il se promène dans les rues en criant : « Vive la liberté ! » Non ! papa est libre, sans affiche, sans placard, tout simplement parce que, dans son travail, il ne pense qu’à une chose : à être clairvoyant. Il ne laisse diriger sa pensée ni par ses amis ni par ses ennemis. Mais, pourquoi, lui, cet individuel, se présente-t-il à l’Académie ? à l’Académie où l’on ne fait guère que du travail d’équipe et qui, depuis 1914, s’est réquisitionnée pour la Défense nationale, pour fabriquer des idées de guerre en quantités mêmes supérieures à celles qui lui étaient demandées ? Qu’est-ce qu’il va faire là-dedans ?… Je ne dis rien. Ce n’est pas à moi à lui présenter des observations ; il fait ce qui lui plaît… Et puis je pense aussi qu’il a une tête solide : l’Académie ne l’abîmera pas. D’ailleurs, ce qui abîme surtout, ce n’est pas tant d’être académicien que d’être candidat. Papa ne sera candidat qu’une fois. S’il prend la bûche, il laissera ça tranquille. Mais ce qui m’étonne, c’est qu’il y tienne.

— Moi, je comprends qu’on y tienne.

— Parce que vous êtes comme lui : vous voyez l’Académie dans un nuage doré, comme un paradis. C’est vague, c’est haut, c’est brillant. Mais il ne faut pas oublier que l’Académie se compose d’académiciens… Je me rappelle certaines salles de restaurants où l’on soupait. C’était étincelant, à condition de ne pas regarder les soupeurs un par un.

— M. Lambelle sera élu, vous n’en doutez pas ?

— Hé ! hé ! c’est qu’il a un terrible adversaire, un homme politique, un ancien ministre, M. Pachol lui-même… Vous avez entendu parler de lui ?

— Oh ! souvent !

— Il a eu de grands succès politiques, mais cela ne lui suffit pas ; il veut être un homme de lettres. Comme homme politique, je ne sais pas au juste quelle est sa valeur, mais serait-il un homme d’État épatant, ça n’a rien à voir avec la littérature. Pourquoi chacun ne reste-t-il pas chez lui ? Les politiciens ne se confondent pas plus avec les écrivains qu’un fondeur de bronze avec un sculpteur. Un homme politique n’est jamais qu’un penseur industriel, et un écrivain, s’il fait de la politique, n’est, la plupart du temps, qu’un homme d’État de laboratoire… Ah ! ce Pachol ! j’ai l’air de le dédaigner, hein ? Eh bien, ce n’est pas vrai…

— Vous ne le dédaignez pas ?

— Non, mais je le déteste. Mes sentiments pour lui ressemblent beaucoup plus à la haine qu’au mépris. Je n’aime pas cet homme qui a passé toute sa vie à des guerres sourdes. Il a sa solde des gaillards sans moralité, comme ce docteur Nervat, que je connais…

— Oh ! comme vous avez l’air dur en prononçant son nom !

— J’ai mes raisons. C’est un gaillard que je retrouverai, une espèce de Sarrasin terrible, sans aucun scrupule. Je connais un peu cet individu, parce qu’il se trouve que mon téléphoniste de là-bas était précisément jadis son secrétaire ; alors il m’a raconté sur lui des choses extraordinaires, presque incroyables. Enfin, celui-là, c’est une espèce de bravo, et il n’est pas tout le temps, comme Pachol, à afficher de grands sentiments. Quand je pense que ce Pachol, cet orateur édifiant, a passé sa vie à combattre ses adversaires avec toutes les armes défendues par la Conférence de la Haye, au risque d’empoisonner son propre jugement par des retours de gaz ! Il prétend, par principe, que son adversaire est de mauvaise foi ; à force de le prétendre, il finit vraiment par le croire. Supposer son adversaire de mauvaise foi, ce n’est pas le moyen d’arriver à la clairvoyance ! Il est vrai que la clairvoyance, ce n’est pas l’idéal des politiciens. Ils font un travail exactement contraire à celui des gens de lettres. Les vrais écrivains sont passionnés pour leurs idées, mais c’est une fois qu’ils les ont comprises, adoptées, confrontées avec les idées adverses. Les politiciens ne comparent pas les idées, ils les opposent… Mais je vous raconte des tas d’histoires qui vous rasent ?

— Non, non, dit Marie-Louise, enchantée qu’on lui parlât si longtemps, et pour elle toute seule…

Cependant, on se levait de table. C’est, bien souvent, le signal du divorce entre le voisin et la voisine que le caprice impérieux de la maîtresse de maison a enchaînés pour une heure et demie. Mais Marie-Louise Dacquin et Jacques Lambelle ne se séparèrent point. Même, une bonne mise en pratique du système D leur fit découvrir un petit coin de salon où deux fauteuils avaient été placés tout près l’un de l’autre, par l’intervention évidente du destin.

— M. Pachol est plus jeune que M. Lambelle ? demandait Marie-Louise.

— Sensiblement. Il a à peine soixante ans. Mais, à l’Académie, ce n’est pas comme au métro. On ne cède pas sa place aux messieurs plus âgés… Et puis M. Pachol ne cède sa place à personne. Il n’a pas le temps d’attendre : sa médiocrité peut être révélée d’un instant à l’autre. Il tient compte également des fluctuations de la politique. L’eau est bonne aujourd’hui. Mais qui sait si dans six mois ?…

— C’est en somme un monsieur qui veut bien ce qu’il veut…

— Ce Pachol, continua Jacques, appartient à la génération qui naquit autour de 1860. En 1880 et les années qui suivirent, se proposèrent à l’admiration publique bien des jeunes hommes desséchés, des snobs de la méthode scientifique, qu’eux-mêmes, d’ailleurs, comprenaient mal. C’est l’époque où l’on parlait de l’organisation savante de l’existence et de la lutte pour la vie. Ils parlaient de ça comme des savants parvenus qui ne cultivent que le petit bout de jardin de devant leur maison, ce bout de jardin que tout le monde voit de la rue, (seulement, sur l’autre face qu’on ne voit pas, quel vaste terrain en friche !)…

… Ils avaient toujours à leur disposition, comme fournisseurs intellectuels, de jeunes savants hâtifs, pressés de breveter des idées. Oh ! les jeunes docteurs trop pressés ! Un vrai savant hasarde une hypothèse sur les farineux ou les pâtes alimentaires : un jeune docteur se précipite sur cette hypothèse prudente et en fait une loi absolue à laquelle, naturellement, il attache son nom. Ces as politiques ou autres de la classe 80 et des classes voisines n’agissaient qu’en vertu de prétendues lois scientifiques. La loi à la mode, c’était celle de la lutte pour la vie, le struggle for life, comme ils aimaient à dire. Les écrivains de valeur n’hésitaient pas à organiser leur publicité comme des marchands de chocolat. Ils affichaient leurs ambitions avec un cynisme doctoral. Ils montaient devant les foules au mât de cocagne de la gloire ; seulement, comme ils le sentaient glissant, ils s’arrangeaient pour ficher de place en place de petits crans d’arrêt, des grades de la Légion d’honneur, des titres de l’Institut. Ils se disaient ainsi : « Si je dégringole de là-haut, je ne descendrai pas plus bas ; ce sera toujours ça d’acquis. » Voyez-vous, ces gens-là ont toujours vécu avec une peur affreuse d’être des ratés. Plusieurs d’entre eux sont morts dans des honneurs magnifiques. Hélas ! hélas ! Ça ne les empêchera pas d’être des ratés de la postérité ! Il ne faut pas trop toucher d’avances sur sa gloire ; il vaut mieux avoir un compte en retard. Papa, vous le voyez, a près de soixante-dix ans et, jusqu’à l’âge de soixante ans, c’était un raté… Oui, on peut bien le dire, maintenant qu’il est célèbre. Mais, que voulez-vous ? Il risquait le tout pour le tout, lui. Il risquait carrément d’être un raté pour obtenir un jour la grande gloire. Seulement, maintenant, il vieillit ; il se lasse ; sa confiance tombe un peu… Alors il se présente à l’Académie. Ce sera pour lui un petit refuge à mi-côte… C’est ainsi que j’explique sa détermination, que je ne discute pas. Il désire être de l’Académie ? Je souhaite donc ardemment qu’il y entre.

— Vous l’aimez bien, votre papa ?

— Oui, je tiens à ce qu’il soit content. Mais ne me croyez pas meilleur que je suis. Ce n’est pas seulement le succès de papa que je souhaite, c’est l’échec de Pachol. Ce Pachol, c’est un gaillard encore très vert et très remuant. Il appartient à la génération, dont je parlais tout à l’heure, de ces gens secs par principe, qui ont vu, en avançant en âge, que la sécheresse « ne rendait pas » et qui se sont mis à l’ingénuité, à la spontanéité, à l’enthousiasme. Trop tard, messieurs ! un peu trop tard… Vous les avez vus pendant la guerre, pendant les premiers mois, au moment de la grande passion ? Leur voix ne détonait pas dans le concert ; puis une fois que le ton des soldats a changé, le leur est resté le même, parce que c’était un ton de consigne. Alors, on a remarqué que leur passion, un peu essoufflée, criait faux. Un mauvais chanteur, un chanteur sans âme est bien capable d’abîmer un bel air de musique. Ils ont failli nous dégoûter des plus nobles sentiments, rien qu’à la façon dont ils les traduisaient… Vous avez déjà visité des forceries ?

— … Où l’on fait pousser des fleurs et des fruits extraordinaires ?

— Les plantes de forcerie, ce n’est pas le produit de la terre et du soleil, c’est l’œuvre artificielle d’un pépiniériste rhumatisant. Moi, je n’aime pas les forceries, ni de fruits ni de sentiments… Tenez, à force d’aimer mon prochain comme moi-même, je finissais par me détester… Voilà où m’amenaient ces vieux boute-en-train. En faisaient-ils des déclarations et des protestations ! « Ah ! si je n’étais pas si âgé ! Si j’étais mieux portant ! Comme je serais parti… là-bas, avec vous ! »

— Oui, j’ai un oncle qui disait toujours cela à mon frère.

— Mais pourquoi n’est-il pas parti là-bas une bonne fois, si ça lui faisait tant plaisir ? On aurait eu égard à son âge… Écoutez, s’il y a une autre guerre, ce qu’à Dieu ne plaise ! il faudra être agréable à ces pauvres quinquagénaires et sexagénaires. Il faudra former pour eux des corps spéciaux où ils seront entourés de petits soins ; ils auront à leur usage un personnel sanitaire de choix. On les logera, ces volontaires vénérables, dans des cantonnements de premier ordre, parfaitement aménagés contre les courants d’air, absolument préservés de l’humidité. Et même il sera bon de leur épargner de longs séjours dans les tranchées : on ne les emploiera que comme troupes de choc…

— Vous êtes méchant…

« — Mais non, puisque c’est pour leur être agréable ! Et puis, quels magnifiques soldats nous aurons en eux ! La force morale, – l’ont-ils assez répété ? – est un grand facteur de la victoire. Or, à en juger par ce qu’était leur force morale au coin du feu, quel développement prodigieux va-t-elle prendre dès qu’ils seront face à face avec un ennemi détesté…

— Mais c’est que vous êtes très méchant !

— Oui, je suis devenu un peu méchant. C’est-à-dire que j’ai perdu cette condescendance du fils de famille, du bon fils de famille satisfait que j’étais avant la guerre… Je ne marche plus dans cet échange perpétuel de rhubarbe et de séné qui se pratique entre les braves classes dirigeantes. Et puis, j’ai rencontré des gens de toutes sortes ; j’ai vu que le monde était un peu plus large que je le croyais ; que la politesse, la bonne éducation, la sociabilité, ça pouvait se pratiquer dans un enclos beaucoup plus vaste, et que la fraternité n’est pas un sentiment si vulgaire et si vide de sens que le croient certains écrivains, qui tiennent, sur le retour de leur âge, à paraître bien élevés. Moi, voyez-vous, il ne faut pas que je vienne trop souvent dans le monde, parce que cela me donne des idées de rébellion. J’ai envie de bousculer des tas de petits pots de fleurs… Si jamais on vous apprend que j’ai commis un crime, il ne faudra pas vous en étonner.

— Vous plaisantez ?

— Mettons un acte d’indépendance un peu violent… N’en soyez pas surprise, je vous en prie.

— Si, j’en serais surprise… ! Et même très… mécontente.

— Promettez-moi, en tout cas, de m’entendre avant de me juger ?

— Non, je ne vous entendrai pas si vous faites quelque chose de mal. Je ne veux pas que vous fassiez quelque chose de mal…

— Mais si ce n’est pas quelque chose de mal ? dit Jacques. Si c’est simplement quelque action que l’on jugera défavorablement – mais à tort…

— Cela non plus, je ne veux pas… Vous allez me promettre…

La conversation continua dans de gracieuses futilités. La grande route, où ils s’étaient avancés tous les deux, n’était qu’en voie de construction. Pour le moment, elle s’égarait encore dans des champs, d’ailleurs fleuris. Il en eut d’abord de l’ennui, car c’était un jeune homme impatient et qui voulait entraîner tout de suite dans le monde de ses idées cette aimable personne qu’il venait d’élire. Puis elle fut si gentille qu’il en oublia ses regrets.

Quand Marie-Louise prit congé de lui, après l’avoir invité à un thé prochain, il resta tout songeur et tout heureux. On n’avait jamais vu un jeune homme aigri avec des yeux si clairs et un sourire aussi fredonnant. Il répondit un peu étourdiment à diverses personnes, serra mollement la main d’une vieille cousine qui l’adorait, en eut une vague conscience, et, pour se rattraper, donna un bonsoir plein d’effusion à un vieillard antipathique…

— Tu connais bien Jacques Lambelle ?

Marie-Louise ne put s’empêcher, dès que leur auto eut démarré, de poser cette question à son frère.

— Oui, oui, dit ce jeune dragon, officier de complément, qui revenait de Salonique, et qui s’apprêtait à rentrer tout botté au Conseil d’État. Il ajouta :

— Ne te monte pas la tête sur ce Jacques Lambelle.

— Pourquoi ça ?

— Je connais des gens qui, sans me donner des détails bien précis sur son compte, semblaient avoir de lui une mauvaise opinion…

— L’ont-ils bien compris ?

— C’est possible qu’ils ne l’aient pas compris. Mais enfin, vois-tu, j’aime autant que tu ne te montes pas la tête sur son compte…

— Que tu es bête ! Est-ce que j’ai l’air de me monter la tête ?…

Elle préféra ne pas continuer la conversation avec une personne qui ne parlait pas de ce jeune homme d’une façon plus aimable.

II

Thomas Trimeau était démobilisé depuis deux jours. Il n’avait pas été fâché, après quatre ans d’absence, de retrouver son taxi.

À la mobilisation, il était chauffeur depuis déjà trois ans, après avoir mené un fiacre à cheval pendant une bonne douzaine d’années. Durant toute la campagne, il avait servi au T. P. (Transport du Personnel), et mangé des milliers de kilomètres en trimballant des poilus dans son camion sur les routes de Woëvre, de Champagne et d’Artois. Ils étaient trois dans le groupe, qui soupiraient après leur bonne vie de taxi ; d’autant que, par des camarades, on entendait dire qu’à Paris on faisait des journées fabuleuses, malgré le prix du « coco », très rare encore, mais dont on trouvait toujours un bidon par-ci par-là, dès l’instant qu’on savait un peu se dégrouiller.

— Seulement, avait dit un poteau, c’est dur, tu sais, de se remettre au travail de Paris ! Ça vous énerve, ça fatigue plus qu’avant.

Il ne pouvait le croire : c’était bon pour des bleus ! Lui, était un vieux ; il avait le métier dans les bras…

Dès les premières heures, il fut bien forcé de s’avouer qu’on ne lui avait pas menti. Le boulot était trop précipité ; de neuf heures du matin à huit heures du soir, on n’arrêtait pas. Et puis, des raisons à n’en plus finir avec les clients, qui ne comprenaient pas le travail et croyaient toujours qu’on y mettait de la mauvaise volonté… Si on ne rouspétait pas, si on était complaisant, le voyageur abusait, vous gardait des deux heures pour une pièce de douze francs. Il ne se figurait pas qu’on en perdait presque autant, à manquer sept ou huit petites courses qu’on aurait pu faire pendant tout ce temps-là.

Trimeau était célibataire. Une petite bonne femme qu’il avait vue quelquefois avant la guerre avait pris, de loin, à ses yeux, pour les besoins du sentiment, la figure idéalisée d’une maîtresse attitrée. Déjà, à la dernière perme, il l’avait trouvée un peu changée de manières. Au retour définitif, il avait appris qu’elle n’était plus dans sa blanchisserie. Partie sans laisser d’adresse !

Tout cela lui produisait un cafard plus noir que celui de là-bas, parce qu’il n’y avait plus maintenant l’espoir du retour. D’autant que la veille au soir toute source de joie avait été tarie dans son âme par une autre déception : une soirée passée avec une petite bonne sans conversation aucune.

Thomas Trimeau se trouvait dans la disposition qu’il fallait pour accepter ce qu’on venait de lui proposer : à la station, un officier inconnu lui demandait de sortir de Paris pour un long voyage.