Couverture

Charles Ferdinand Ramuz

PARIS, NOTES D’UN VAUDOIS

1941 (1938)

Librorium Editions

I

Il faudrait d’abord savoir ce que c’est qu’un Vaudois, car très peu de gens le savent, en dehors des Vaudois eux-mêmes.

Bien que le mot soit pris ici dans un sens un peu symbolique, comme on le verra tout à l’heure, encore faut-il préciser qu’il n’est pas de pure invention ; qu’il désigne quand même une terre et des hommes qui habitent cette terre, j’entends une terre réelle et des hommes réels, et que c’est le commencement.

J’écris ceci pour ceux de mes lecteurs qui vivent au delà de nos frontières et qui peuvent fort bien l’ignorer, car il est tout petit, ce pays. Il n’a guère qu’une centaine de kilomètres dans un sens (d’est en ouest), tout au plus une quarantaine dans l’autre ; et les Vaudois ne sont pas plus de trois cent cinquante mille en tout, bien qu’ils vivent assez serrés, car c’est un pays de montagnes, tout au moins à sa périphérie, et sa population se masse à son centre où prospèrent la vigne et le blé.

C’est un des vingt-deux cantons suisses. C’est un canton souverain qui fait partie de cette confédération de petits États souverains qu’est la Suisse. Il est situé au sud-ouest de la Suisse ; il est séparé de la France par le Jura et le lac Léman ; il est dans le voisinage de la source du Rhône, qui le baigne sur toute sa frontière sud, fleuve d’abord, puis nappe d’eau, torrent tumultueux et couleur de lait premièrement à cause du sable qu’il charrie, paisible étendue d’eau ensuite, mais très largement étalée, de sorte que les montagnes qui se dressent sur son autre rive sont bleues dans l’éloignement.

Mais ce n’est pas ici de géographie qu’il s’agit, ou pas seulement de géographie. Ce qu’il faudrait savoir, d’abord, c’est ce que c’est qu’un Vaudois ? Il est facile de répondre. C’est un Français qui n’est pas français. Qu’est-ce qu’un Vaudois du point de vue particulier où on se situe ? C’est un Français qui parle le français parce que c’est sa langue, mais qui, d’autre part, ne dépend en aucune façon de l’organisme politique qu’est la France, si bien que sa situation y est très particulière, puisqu’il y est chez lui en tout ce qui concerne son être spirituel et qu’en même temps il y est un étranger, au même titre qu’un Bulgare ou qu’un Chinois, en tout ce qui touche sa situation légale.

Et il faut insister sur ce fait précis que ce Vaudois ne parle pas le français parce qu’il l’a appris à l’école, que ce n’est pas pour lui une seconde langue comme pour tant de Russes autrefois ou d’Égyptiens ou de Roumains aujourd’hui, mais que le français est sa langue à lui, son unique langue à lui, celle que précisément on n’apprend pas, celle qu’on pompe avec le sang dans le ventre de sa mère ; et que le Vaudois a le droit, par conséquent, d’avoir son français à lui, un français qui lui appartient en propre, comme c’est le cas pour les autres provinces de France, une espèce de dialecte franco-provençal, qui a son accent, son rythme, sa cadence, lesquels justement lui confèrent l’authenticité. Quand le petit Vaudois dont il est ici question était au collège, la plupart des livres dont il se servait venaient de Paris : il y apprenait le bon français : par où il faut entendre le français littéraire. Il y apprenait, comme tous ses autres congénères de France, la langue écrite, puisque aussi bien il aurait à l’écrire, mais qui diffère essentiellement de la langue parlée, puisqu’on sait qu’il suffit de s’éloigner d’une centaine de kilomètres au nord de Paris, pour qu’on n’arrive plus à comprendre que difficilement la langue qui s’y parle. Il participait donc, ce petit Vaudois, sans trop s’en douter, à ce grand concert des dialectes dont Paris est le centre, en même temps qu’il en est le régulateur et le codificateur ; de sorte que Paris est bien sa capitale, à lui aussi, mais que pour les raisons qu’on a vues tout à l’heure, sa situation y est toute différente de celle du petit Français. Car, par exemple, il a besoin d’un passeport pour s’y rendre ; car encore, par exemple, il n’y votera pas quand il en aura l’âge, et à la préfecture de police il est inscrit sur le même registre qu’un Juif polonais ou un nègre d’Haïti. D’où il s’ensuit qu’il doit voir Paris (étant donné sa situation assez bizarre et j’ajoute assez spéciale, puisqu’elle ne lui est commune qu’avec les Wallons et les Canadiens) d’une façon toute particulière, par quoi il faut entendre plus désintéressée et plus indépendante, puisque ce petit Vaudois, sur le plan matériel, ne peut rien attendre de Paris. Il n’y est soumis à aucune des prestations légales de ceux de ses habitants qui sont citoyens français, et il ne participe à aucun de leurs avantages ; mais en même temps il en parle la langue et se trouve par là participer tout de suite à leur vie, puisque c’est seulement la langue qui nous permet de nous comprendre. Cette sensation de dépaysement total qui vient ailleurs des vocables fait place pour lui, en France, à une double sensation qui est d’une part celle d’un rapatriement, d’autre part quand même d’un grand déplacement dans l’espace et peut-être bien dans le temps.

C’est ainsi qu’un petit Vaudois (et on met « petit » bien qu’il eût plus de vingt ans, mais c’est que l’âge n’est pas seulement affaire de calendrier) s’était trouvé jeté, bien avant la guerre de 14, un matin d’octobre, sur le quai de la gare de Lyon, sa valise à la main.

Il venait pour la première fois de franchir la frontière. Le voyage qu’il venait de faire n’est pas d’ailleurs un très long voyage ; c’est même un voyage beaucoup plus court que celui de Brest ou de Bayonne ou de Marseille, à ce même Paris ; mais, lui, il avait eu à passer par-dessous une montagne, il avait eu à franchir un « cordon douanier ». Il n’avait, bien entendu, pas dormi de la nuit, tenu éveillé qu’il était par la nouveauté de l’événement, et par l’inconfort de ce coupé capitonné de vieux drap bleu, qui comportait huit places, dont il occupait la huitième.

C’était le commencement d’octobre. Le beau temps qu’il faisait à son départ de Lausanne avait cédé la place, de l’autre côté du Jura, à une petite pluie persistante qui avait duré toute la nuit et qu’on avait vue dégouliner aux vitres de la portière, sitôt que le jour s’était levé. Quelqu’un avait tiré les rideaux de drap bleu en même temps qu’on relevait l’écran de même étoffe qu’on avait rabattu sur la lampe au plafond (c’était encore une lampe à gaz) : alors avait commencé à défiler, sous la pluie, derrière les glaces embuées, une triste banlieue, en travers de laquelle la locomotive se jetait à toute vapeur, avec de hardis virages qui faisaient basculer le paysage à demi noyé dans le brouillard.

La locomotive n’avait pas tardé à s’engager dans un système enchevêtré de rails dont on apercevait les écheveaux se nouer et se dénouer à perte de vue, de chaque côté de la ligne ; et, dérivée d’un rail à l’autre, pendant qu’elle poussait un sifflement aigu, son brusque changement de direction imprimait à tout le convoi un penchement soudain, suivi d’un lent redressement, comme à un navire sur les vagues.

Une grande gare de brique était distinguée à peine, que la locomotive soulevait au passage, puis laissait retomber, sans rien abdiquer de sa vitesse. On avait aperçu à main gauche une espèce de vignoble, c’est-à-dire beaucoup de murs blancs divisés en casiers et posés les uns sur les autres ; des cheminées fumaient à main droite ; un canal sans aucun courant était alors apparu ; et, moi, je m’étonnais de cette eau immobile, car je venais de la montagne où les cours d’eau sont des torrents, dont il n’y en a aucun qui ne se précipite ou ne tombe de roche en roche.

Ici, c’est une eau immobile et verte et deux ou trois bateaux dessus, sans mâts ni cheminées ; et c’était tout à coup la plaine, bien singulièrement présentée à un petit garçon qui ne la connaissait pas, toute charbonneuse et pelée, où l’œil qui fuyait à plat dans la bruine ne rencontrait d’autres verticales que celles des bâtisses, d’ailleurs aussitôt dépassées ; suivies de terrains vagues occupés par des espèces de jardins clôturés où se dressaient des baraques faites de matériaux disparates provenant de démolition et utilisés pêle-mêle : moellons de mâchefer, tôle ondulée, planches et papier bitumé, portes et fenêtres rapportées ; – et, là-dedans parfois, un vieux wagon monté sur un socle en ciment.

Mais mes compagnons de voyage s’étaient mis debout tous ensemble : Paris approchait. On était entré sous une immense halle voûtée, faite de verre et d’acier ; quelques minutes plus tard, je m’étais trouvé immobilisé sur le trottoir qui est devant la gare de Lyon, sous la grande horloge. Car l’affaire était à présent d’essayer d’attraper un fiacre. J’étais plein d’inexpérience, je ne connaissais pas encore les trucs. Il en survenait constamment, de ces fiacres, mais ils étaient tous assaillis et occupés bien avant d’être arrivés à ma hauteur.

C’était encore le temps des fiacres. L’objet a disparu de la circulation, et le mot lui-même du vocabulaire : sans doute que bientôt on n’en comprendra plus le sens. Mais, en ce temps-là, ils étaient à peu près seuls à assurer le service des voyageurs car il n’y avait encore que de rares automobiles ; obéissant, d’ailleurs, à un mystérieux système de télégraphie à distance, dont le code m’était inconnu, qui faisait qu’ils étaient retenus longtemps avant d’avoir stoppé et me passaient devant le nez, les uns après les autres. Et, si l’un ou l’autre, par miracle, se trouvait inoccupé, alors j’avais affaire à un grand cocher dédaigneux, dont les exigences avaient découragé la clientèle, qui me jetait un chiffre en passant du haut de son siège, et la somme m’épouvantait.

Le temps s’écoulait cependant ; d’autres trains étaient cependant entrés en gare, déversant à leur tour sur le quai la foule de leurs occupants ; le nombre des voyageurs en quête d’un moyen de transport non seulement ne diminuait pas, mais tendait bien plutôt à augmenter encore ; et je commençais à perdre courage.

Un petit garçon bien maladroit aux choses courantes de la vie, et qui l’est resté, car, le petit garçon qu’on a été, on le reste toute sa vie. Il était là, il attendait, sa valise à la main ; il n’y avait pas de raison que son attente prît jamais fin.

C’est alors qu’il avait été abordé par une espèce de voyou à casquette, un reste de cigarette éteinte lui pendant au coin de la lèvre, qui depuis un moment tournait autour de lui, les mains dans les poches, humant l’air ; et tout à coup, par-dessus l’épaule, lui avait dit : « C’est du tabac belge ? » car j’avais, moi aussi, une cigarette à la bouche.

On m’avait enseigné depuis ma tendre enfance que je ne devais pas répondre aux gens que je ne connaissais pas, s’il leur arrivait de m’adresser sans raison la parole ; mais j’avais crâné, je lui avais répondu : « Non, du tabac suisse. »

Il s’était arrêté tout à fait : « Ça sent bon ! »

J’avais continué à crâner :

— Vous en voulez une ?

Il avait craché son mégot ; moi, j’avais tiré de ma poche un de ces magnifiques emballages d’avant-guerre en carton épais, avec des lettres d’or, et, à l’intérieur, deux ou trois enveloppes de papier superposées, dont l’une d’étain, l’autre de soie :

— Chouette !

Je lui avais donné du feu.

Alors il m’avait dit :

— Et où allez-vous comme ça ?

— Je cherche un fiacre.

— Bigre ! c’est qu’il y a de la concurrence. Est-ce que vous avez déjeuné ?

Je lui avais répondu, en toute innocence, que je n’avais pas déjeuné.

— Eh bien, venez avec moi. Je vous indiquerai un bon coin. Et on vous trouvera sûrement une voiture…

Cette arrivée à Paris risquait de mal débuter ; je m’en doutais bien un peu. Des souvenirs de mes lectures me revenaient à la mémoire, entre autres certains passages des Misérables, dont j’avais été le lecteur passionné. Mais le Paris dont il s’agissait dans le livre n’était qu’un Paris tout imaginaire, et par là-même sans danger, au lieu qu’à présent j’y étais et en conversation avec un personnage qui me semblait singulièrement suspect. Seulement, il y a l’amour-propre. On est ainsi fait que c’est quand on est le plus inquiet que l’orgueil vous engage à faire preuve de plus de confiance, et que c’est justement quand il y a une chose à ne pas faire qu’on se sent tenu de la faire :

— C’est une idée, allons déjeuner.

L’homme en casquette m’avait pris ma valise, nous avions traversé la place ; il s’était engagé dans une de ces petites rues toutes noires qui débouchent non loin de là sur les artères fréquentées ; et c’est ainsi que mes premiers pas à Paris m’avaient porté chez un vrai bistrot, tout ce qu’il y a de plus populaire, avec un zinc, de la sciure par terre et deux ou trois petites tables, d’ailleurs inoccupées, parce que la coutume est de boire debout.

J’ai fait connaissance dès mon arrivée avec le lait de Paris qui est un bizarre assemblage d’une espèce d’eau bleuâtre et de gros grumeaux gluants qui flottent à la surface, puis tombent lourdement dans la tasse dont ils font déborder le contenu ; j’ai fait connaissance aussi dès la première minute avec le peuple de Paris, car tout le long du zinc il y avait des hommes accoudés : des cochers, des garçons livreurs, un fort des Halles avec son grand chapeau.

Nous avions pris place à une des tables ; eux, ils causaient très vite et à voix haute tout le temps ; puis brusquement l’un ou l’autre s’en allait, mais il survenait sans cesse de nouveaux clients ; et la porte battait au milieu d’un grand bruit de voix, de rires, d’exclamations, de discussions sans cesse interrompues, puis nourries à nouveau par ceux qui arrivaient.

Et nous deux, nous causions, nous causions très tranquillement, mon interlocuteur me demandant où j’allais loger, et je le lui disais ; d’où je venais et je le lui disais ; et où c’était ça, Lausanne ? et ça, la Suisse ? « Ah ! oui, disait-il, je vois : c’est à côté de la Belgique » ; et il déjeunait avec moi de grand appétit avec du beurre et des croissants. « Ah ! il y a un lac ! est-ce que c’est grand ? » L’aventure qui s’était mal annoncée semblait donc devoir finir le mieux du monde. Et, en effet, il ne s’était rien passé, sauf que nous avions déjeuné, que j’avais offert à mon guide improvisé le reste de ma boîte de cigarettes, et que je m’étais trouvé, pour finir, installé grâce à ses soins dans un fiacre, ma valise à côté de moi, tandis qu’il me souriait sur le trottoir, la main portée à sa casquette.

On ne se souvient déjà plus de ces cochers de Paris avec leurs longues houppelandes couleur tabac, pour la plupart, et leurs hauts-de-forme blancs ou beiges ou noirs, dont le vernis brillait au soleil. C’était haut, important, c’était surtout visible de loin, quelquefois orné d’une aigrette ou d’un ruban de métal à cocarde. Des sabots pleins de paille, en hiver, et une couverture de cheval enroulée autour des jambes complétaient cet équipement que rendait souvent pittoresque un vaste cache-nez dont les pointes flottaient par derrière. J’étais tombé sur un vieux cocher et un petit cheval fatigué qui n’allait pas vite, mais c’était tant mieux. Il ne pleuvait plus, le fiacre était découvert. Je m’étais laissé aller en arrière sur les coussins de couleur tendre, mais singulièrement crasseux et fatigués, avec un grand soulagement, je dois dire, n’ayant plus maintenant qu’à me laisser porter jusqu’à la rue de l’Odéon où j’avais retenu une chambre.

C’est donc, après quelques inquiétudes, dans un parfait repos d’esprit que ce petit Vaudois a fait son entrée dans Paris, bercé par des ressorts gémissants, mais dociles. Il y avait devant moi le dos du cocher penché en avant ; il y avait, au-dessus de moi, un grand ciel brouillé que je ne connaissais pas encore. Il était fait de bleu et de noir, tout parcouru par un grand vent ; tellement mobile, tellement capricieux que, le temps de baisser et de relever la tête, il n’était déjà plus le même. Les masses là-haut s’étaient déplacées, roulant les unes par-dessus les autres à grande vitesse, par une interversion constante de leurs volumes et de leurs couleurs : ces vastes nuées noirâtres bordées de gris, ou grises bordées de noir, qui basculaient les unes sur les autres, laissant apparaître un azur mouillé qu’elles recouvraient à nouveau ; sans cesse apportées, emportées. Et tantôt le soleil apparu brusquement faisait luire à perte de vue la perspective des rues, avec leur asphalte ou leur pavé de bois, tantôt tout retombait à une obscurité presque totale, comme par un jour d’orage, mais l’orage ne venait pas : c’est le soleil qui revenait.

Il faisait doux et humide. Je faisais connaissance avec le ciel marin (car le climat de Paris est déjà un climat maritime), c’est-à-dire un ciel où le vent ne connaît aucun obstacle, en même temps qu’il se réchauffe continuellement à ce réservoir de chaleur qu’est l’Océan. J’entrais dans un climat tempéré, qui est juste le contraire du nôtre où de hautes montagnes s’opposent à la libre circulation de l’air ; et elles sont, elles, à cause de leurs neiges, un réservoir de froid ; de sorte que notre climat est fait de contrastes brusques, avec de soudaines hausses, de soudaines baisses de température. Ici, c’est la lumière qui changeait continuellement, ce matin-là, tantôt tragique, tantôt radieuse, car on était encore proche de l’équinoxe d’automne. Nous avancions avec toute la lenteur souhaitable, souvent même arrêtés longuement à un croisement de rue par l’intense circulation qui me remplissait d’étonnement ; je nous revois comme noyés, et nos dimensions, j’entends celles du cheval et de la voiture, diminuées, rapetissées, venues à rien, entre un énorme omnibus et un non moins énorme camion chargé de tonneaux de bière, qui fonçaient tout à coup en avant. Alors nous faisions de même, passant entre deux berges de véhicules arrêtés dont le courant jusqu’alors avait été perpendiculaire au nôtre.

Nous étions arrivés sur un vieux pont ; il y avait d’autres vieux ponts à ma droite et à ma gauche. Il y avait eu Notre-Dame à ma gauche. On abaissait la cheminée d’un remorqueur. Elle se laissait aller docilement en arrière, noire et blanche, rouge et blanche : elle se cassait en d’eux d’elle-même pour ne pas être cassée en deux par le tablier du pont sur lequel nous passions justement, pendant qu’elle lâchait encore tout près de nous une grosse bouffée de fumée noire qui sentait âcre.

Il y avait toujours Notre-Dame en amont. Elle glissait lentement en arrière, avec ses deux tours vues à contre-jour, immobiles sur un ciel chaotique, sans cesse en mouvement. Et, entre elles, un instant, la flèche était parue, mais elle avait été presque tout de suite offusquée. Puis c’était Notre-Dame elle-même qui avait disparu, avec la Seine et sa vaste ouverture sur l’espace, parce que nous nous étions engagés dans d’étroites rues, assez tristes, mais historiques, comme je pouvais le lire en blanc sur les plaques indicatrices en émail bleu.

J’avais vu pour la première fois de mes yeux ce que c’étaient que ces fameux « ruisseaux » de Paris, dont il est parlé si souvent dans les livres. Le mot sert à des images et c’est, par exemple, une fille « tombée au ruisseau ». J’avais souvent cherché à m’imaginer ce qu’il pouvait bien représenter sans y avoir réussi ; je le constatais à présent sur place ; et que c’était bien un ruisseau, un ruisseau de belle eau qui débordait à gros bouillons d’une grille placée en bordure du trottoir ; où des hommes à grands coups de balais chassaient les ordures de la rue qu’on voyait disparaître plus loin dans une bouche d’égout.

Des rues plus intimes, moins fréquentées, toutes bordées par des boutiques de bouquinistes et de marchands d’antiquités ; – où il y avait aussi beaucoup de charrettes et de marchands des quatre saisons dont on entendait maintenant les cris monotones et chantants, chacun le sien, dominer le bruit des roues.

II

On m’avait donné une chambre au quatrième étage, mais qui avait vue sur la rue.

Cette rue de l’Odéon, quoique un peu triste, ne manque pas de caractère, ayant été bâtie d’un seul bloc un peu avant l’époque de la Révolution, de même que le théâtre qui est au fond de la place semi-circulaire du même nom.

J’avais un lit-bateau, une armoire à glace Louis-Philippe, une table de toilette au marbre fendu et taché ; une autre table, qui me servait de table à écrire, était poussée devant la fenêtre où pendaient de grands rideaux rouges poussiéreux.

Mais je n’avais même pas pris le temps, ce jour-là, de vider ma valise, car Paris m’appelait à travers la fenêtre envahie maintenant par un joli rayon de soleil. Je devais être orienté au couchant et, comme il n’allait pas tarder d’être midi, l’astre commençait d’apparaître, entre de légers nuages blancs, dans cette espèce de canal rectiligne que la double ligne des toits découpait dans le ciel, juste au-dessus de ma tête.

C’est tout ce que je voyais du ciel, à ma grande privation, je dois dire, étant habitué depuis toujours à l’avoir tout entier devant moi, quoique singulièrement rétréci par les colonnes des montagnes, mais elles sont bleues, elles sont bleues et blanches, elles participent à l’air et aux saisons, tandis que je n’avais ici en face de moi qu’une haute façade noire dont il fallait que je me penchasse pour apercevoir l’entresol aux fenêtres basses et cintrées.

J’avais donc cédé tout de suite à l’appel du soleil et d’un beau jour d’octobre sur Paris. J’avais d’abord songé à aller déjeuner dans un petit restaurant dont on m’avait donné l’adresse, mais, ayant vu, à travers le vitrage, qu’il était déjà plein de monde, je n’avais pas osé entrer.

J’étais extrêmement timide en ce temps-là ; je ne le suis pas beaucoup moins aujourd’hui.

Je m’étais réfugié, pour finir, dans une crémerie qui était vide et où une vieille demoiselle m’avait servi une tasse de café au lait, du beurre et des croissants.

J’avais ainsi recommencé mon déjeuner du matin, quoique d’un peu meilleure qualité, cette fois ; puis ayant lu sur une colonne Morris (je crois bien que c’est le nom, mais qui est M. Morris ?) qu’il devait y avoir un concert au Trocadéro, où il me semble bien me souvenir qu’on donnait la Damnation de Faust, j’avais tout aussitôt résolu d’y assister, ayant préalablement consulté dans un coin mon plan de Paris, où les lignes d’omnibus et de tramways étaient indiquées.

Le tramway qui devait m’y mener était un de ces énormes tramways à deux étages, peints en noir avec, si je me rappelle bien, une espèce de cheminée sur le devant et un toit surbaissé qui vous obligeait à vous plier en deux pour gagner votre place à l’étage d’en haut – véhicules déjà alors singulièrement démodés, mais qui avaient représenté à un certain moment dans le passé le tout dernier progrès de la technique et avaient été maintenus en activité pour toute espèce de raisons dont sans doute des financières, constituant ainsi et, par-dessous tant d’autres inventions nouvelles, une de ces couches de civilisations superposées, dont Paris est fait.

Seulement tous les tramways étaient pleins, et puis je n’avais pas de numéro. Je ne savais même pas qu’on dût en avoir un. J’avais bien trouvé le trottoir sur lequel il fallait les attendre pour être dans la bonne direction, mais n’avais pas pris garde, étant encore ignorant des usages de la rue, qui ont tant d’importance à Paris, à ces épais petits cahiers de diverses couleurs qui étaient fixés tout à côté de la station, sous une espèce d’avant-toit, à un candélabre. C’était sur le boulevard Saint-Germain. Toutes les trois ou quatre minutes, je voyais apparaître au loin par-dessus le courant ou plutôt les deux courants opposés que charriait le boulevard, la haute machine noire que signalait une vapeur qu’elle crachait bruyamment comme quelque monstre marin jouant dans le lit d’un fleuve ; mais, ou bien le conducteur faisait sonner son timbre parce que « c’était complet », ou bien une telle foule de voyageurs se pressait au bas des deux marches par où on accédait à la plate-forme d’arrière que je m’écartais d’instinct. J’avais toutefois remarqué les petits papiers qu’ils tendaient, et j’avais fini par comprendre ; mais alors je m’étais aperçu que j’avais le numéro cent vingt alors qu’on criait le numéro trente : si bien qu’impatienté plus encore que découragé, et me refusant à l’humiliation d’attendre davantage, j’avais tout à coup renoncé à utiliser ces « transports en commun », pour ne plus avoir recours qu’à mes propres moyens de transport.

J’étais bon marcheur, en ce temps-là, rompu à monter et descendre ; je sortais du service militaire où nous avions fait des étapes de cinquante kilomètres, le paquetage au complet sur le dos.

Je ne me doutais pas que la fatigue, ici, c’est d’aller à plat, que la fatigue, à Paris, c’est la foule. La fatigue, c’est le bruit qu’on finit par ne plus percevoir par l’oreille, tellement il est ininterrompu, mais qui n’en continue pas moins d’agir sournoisement sur vos centres nerveux.