Jeunesse- Le Coeur des ténèbres

Joseph Conrad



NOTE BIBLIOGRAPHIQUE

Le volume dont nous donnons aujourd’hui la traduction parut en 1902 sous le titre : Youth : a narrative and two other stories (William Blackwood & Sons, Edinburgh-London). Ainsi que l’indique ce titre, ce volume comprend trois contes ; Youth, Heart of Darkness, The End of the Tether. Pour des raisons de librairie, on ne trouvera sous la couverture de cette édition française que les deux premiers de ces contes, le troisième devant former, par la suite, un volume à part.

Joseph Conrad écrivit Youth au cours du mois de mai et le termina le 3 juin 1898 : ce récit parut d’abord en septembre de cette même année dans le Blackwood’s Magazine.

Heart of Darkness, composé à la fin de 1898, fut publié pour la première fois, dans les numéros de mars et avril 1899 de cette même revue.

Youth (Jeunesse), ainsi que le montre le manuscrit, porta d’abord le titre de : A Voyage (Un Voyage). Ce n’est rien d’autre, en effet, – mais magnifié par la puissante vision et la profonde humanité de son auteur, – que le récit exact d’un voyage qu’en qualité de lieutenant Joseph Conrad fit à bord du trois-mâts barque Palestine qui dût être abandonné en mer le 14 mars 1883, dans les circonstances mêmes que le grand écrivain a relatées dans son récit.

Heart of Darkness (Le Cœur des Ténèbres) est né, lui aussi, du souvenir d’expériences personnelles, celles que Joseph Conrad connut au Congo Belge de juin à décembre 1890.

En 1917, l’écrivain ajouta, lors d’une nouvelle édition de ce volume (J.-M. Dent & Sons, London) une Note de l’Auteur dont nous donnons également ici la traduction, à l’exception toutefois de son dernier paragraphe, qui a trait au conte intitulé : The End of the Tether.

L’édition française que nous publions aujourd’hui n’est pas, à proprement parler le fruit d’une collaboration : la traduction du Cœur des Ténèbres est de M. André Ruyters : celle de Jeunesse est nôtre.

G. J.-A.

NOTE DE L’AUTEUR

Les contes qui composent ce volume ne sauraient prétendre à une unité d’intention artistique. Le seul lien qui existe entre eux est celui de l’époque où ils furent écrits. Ils appartiennent à la période qui suivit immédiatement la publication du Nègre du Narcisse et qui précéda la première conception de Nostromo, deux livres qui, me semble-t-il, tiennent une place à part dans l’ensemble de mon œuvre. C’est aussi l’époque où je collaborai au Blackwood’s Magazine, cette époque que domine Lord Jim et qui est associée dans mon souvenir reconnaissant avec l’encourageante et serviable bienveillance de feu M. William Blackwood.

Jeunesse ne fut pas ma première contribution au Blackwood’s Magazine ; ce fut la seconde ; mais ce conte marque la première apparition dans le monde de cet homme appelé Marlow avec qui mon intimité ne fit que croître au cours des années. Les origines de ce gentleman (personne autant que je sache n’a jamais donné à entendre qu’il put être rien de moins que cela), ses origines, dis-je, ont fait l’objet de discussions littéraires : discussions des plus amicales, je me plais à le reconnaître.

On pourrait croire que je suis mieux que personne à même de jeter quelque lumière sur cette question : mais à la vérité cela ne me semble pas très facile. Il m’est agréable de penser que personne ne l’a accusé d’intentions frauduleuses ni ne l’a traité de charlatan : mais, à part cela, on a fait à son endroit toutes sortes de suppositions : on y a eu un habile paravent, un simple expédient, un prête-nom, un esprit familier, un daemon chuchotant. On m’a même soupçonné d’avoir longuement préparé un plan pour m’emparer de lui.

Il n’en est rien. Je n’ai fait aucun plan. Marlow et moi nous nous sommes rencontrés, ainsi que se font ces relations de ville d’eaux qui parfois se transforment en amitiés véritables. Celle-ci a eu précisément cette fortune. En dépit du ton assuré de ses opinions Marlow n’a rien d’un importun. Il hante mes heures de solitude, lorsque nous partageons en silence notre bien-être et notre entente ; mais lorsque nous nous séparons à la fin d’un conte, je ne suis jamais sûr que ce ne soit pas pour la dernière fois. Et pourtant je ne crois pas que l’un de nous se soucierait fort de survivre à l’autre. Lui, en tout cas, y perdrait son occupation et je crois qu’il ne serait pas sans en souffrir, car je le soupçonne de quelque vanité. Je ne prends pas le mot vanité au sens salomonesque. De toutes mes créatures il est bien assurément le seul qui n’ait jamais été un tracas pour mon esprit. Le plus discret et le plus compréhensif des hommes…

Avant même de paraître en volume, Jeunesse reçut un excellent accueil. Il me faut bien reconnaître enfin,et c’est d’ailleurs un endroit qui convient parfaitement à cet aveu,que j’ai été toute ma vie, toutes mes deux vies, l’enfant gâté,quoique adopté, de la Grande-Bretagne, et même de l’Empire britannique : puisque c’est l’Australie qui m’a donné mon premier commandement. Je fais cette déclaration, non pas par un secret penchant à la mégalomanie mais tout au contraire, comme un homme qui n’a pas grande illusion sur soi-même. J’obéis en cela à ces instincts de gloriole et d’humilité naturelles, qui sont inhérents à l’humanité tout entière. Car l’on ne saurait nier que les hommes s’enorgueillissent non pas de leurs propres mérites, mais bien plutôt de leur prodigieux bonheur : de ce qui, au cours de leurs vies, doit leur faire offrir actions de grâce et sacrifices sur les autels des divinités impénétrables.

Le Cœur des Ténèbres attira également l’attention dès le début et l’on peut dire ceci, en ce qui concerne ses origines : nul n’ignore que la curiosité des hommes les pousse à aller fourrer leur nez dans toutes sortes d’endroits (où ils n’ont que faire) et à en revenir avec toutes sortes de dépouilles. Ce conte-ci, et un autre qui ne figure pas dans ce volume[1], sont tout le butin que je rapportai du centre de l’Afrique, où, à la vérité, je n’avais que faire. Plus ambitieux dans son dessein et d’un plus long développement, le Cœur des Ténèbres n’en est pas moins aussi fondamentalement authentique que Jeunesse. Il est visiblement écrit dans un tout autre esprit. Sans vouloir en caractériser précisément la nature, il n’est personne qui ne puisse voir que ce n’est assurément pas l’accent du regret ni celui du souvenir attendri.

Une remarque encore. Jeunesse est un produit de la mémoire. C’est le fruit de l’expérience même : mais cette expérience, dans ses faits, dans sa qualité intérieure et sa couleur extérieure, commence et s’achève en moi-même. Le Cœur des Ténèbres est également le résultat d’une expérience, mais c’est l’expérience légèrement poussée (très légèrement seulement) au delà des faits eux-mêmes, dans l’intention parfaitement légitime, me semble-t-il, de la rendre plus sensible à l’esprit et au cœur des lecteurs. Il ne s’agissait plus là d’une sincérité de couleur. C’était comme un art entièrement différent. Il fallait donner à ce sombre thème une résonance sinistre, une tonalité particulière, une vibration continue qui, je l’espérais du moins, persisterait dans l’air et demeurerait encore dans l’oreille, après que seraient frappés les derniers accords.

1917.

J. C.

Partie 1
JEUNESSE