Toc... Toc... Toc ! Etude

Ivan Sergeyevich Turgenev


Chapitre 1

 

… Nous fîmes cercle autour de Riedel, un vieil ami à nous tous, un Russe de la bonne souche, malgré son nom allemand, et il commença en ces termes : « Je vais vous raconter, messieurs, une aventure qui m’est arrivée il y a de cela trente… ou peut-être quarante ans. Je serai bref — et vous, ne m’interrompez pas. »

Frais émoulu de l’Université, je me trouvais alors à Saint-Pétersbourg. Mon frère était aspirant de l’artillerie à cheval de la Garde. Sa batterie était cantonnée à Krasnoïé-Selo : nous étions en été. Mon frère ne logeait pas au quartier, mais dans un des petits hameaux voisins, et comme j’allais l’y visiter régulièrement, je fis rapidement connaissance avec tous ses amis. Il occupait une chaumière, ma foi fort coquette, en compagnie d’un autre officier de sa batterie, un certain Teglev. J’eus tôt fait de me lier avec ce dernier.

On prétend, de nos jours, que Marlinsky est vieux jeu, on ne le lit plus et se moque même de lui, mais en 1830 il était plus illustre que quiconque et Pouchkine lui-même, au dire des jeunes gens, ne pouvait pas lui être comparé. Marlinsky avait acquis la réputation de premier écrivain russe, mieux encore — chose rare et difficilement réalisable — il avait imprimé sa trace sur le front de toute la génération de son époque. Partout où vous alliez, vous étiez assuré de rencontrer des personnages à la Marlinsky ; ils étaient particulièrement nombreux en province, plus spécialement dans l’armée, et surtout dans l’artillerie. Leurs propos et leurs lettres s’inspiraient de leur auteur favori ; leur commerce était sombre, taciturne, « la tempête dans l’âme et le feu dans le sang », comme le lieutenant Bélozor dans La Frégate de l’Espérance. Ils « dévoraient » les cœurs féminins, aussi leur avait-on collé l’étiquette d’ « homme fatal ». Comme vous le savez tous, ce type s’est conservé assez longtemps — jusqu’à Petchorine. Et que n’y trouvait-on pas : byronisme, romantisme, réminiscences de la Révolution française et de l’émeute de Décembre, culte de Napoléon, foi dans le destin, la bonne étoile et la force de caractère, la pose et la déclamation — et l’ennui du néant ; l’angoisse d’une fierté mesquine, alliée à une énergie et à un courage réels ; de nobles aspirations, contrariées par une éducation négligée et une grossièreté native ; des prétentions aristocratiques et une vantardise futile… Bref, assez de philosophie… Je vous ai promis un récit.

Chapitre 2

 

Le sous-lieutenant Teglev appartenait à la catégorie des hommes « fatals », bien qu’il n’eût pas le physique de l’emploi : par exemple, il ne présentait la moindre ressemblance avec le « fataliste » de Lermontov. C’était un homme de faible taille, assez corpulent, légèrement voûté, blond et presque blondasse ; la face était ronde, fraîche, les joues roses, le nez retroussé, le front bas et étroit, de grosses lèvres régulières et toujours immobiles : jamais je ne l’ai vu rire, ni même sourire. À peine ai-je entrevu ses dents, blanches comme sucre et carrées, quand la fatigue et l’essoufflement l’obligeaient d’ouvrir la bouche. Cette rigidité voulue, répandue sur tous ses traits, leur faisait perdre leur air de bonhomie innée. Seuls, les yeux n’étaient pas tout à fait ordinaires : petits, avec des prunelles vertes et des cils jaunes ; l’œil droit était légèrement plus haut placé que le gauche ; la paupière gauche ne se soulevait jamais entièrement, et tout cela conférait à sa physionomie une expression singulière, dissymétrique et somnolente. Le visage, au demeurant amène, reflétait généralement une sorte d’insatisfaction mêlée de surprise, comme si le personnage avait guetté, en son for intérieur, une pensée morose, sans réussir à s’y fixer.

Avec tout cela, Teglev ne produisait nullement l’impression d’un homme plein de lui-même, et vous l’eussiez pris bien plutôt pour un humilié que pour un orgueilleux. Il parlait peu, d’une voix enrouée et parfois bégayante, en répétant sans raison les mêmes mots. À l’opposé de la grande majorité des fatalistes, il évitait les expressions par trop précieuses et ne les employait que dans les épîtres ; son écriture était très exactement celle d’un enfant.

De l’avis de tous ses supérieurs, c’était un officier « comme ci, comme ça », pas trop doué et insuffisamment zélé. « Ponctuel, mais désordonné », déclarait le général de brigade, un Allemand russifié. En quoi il reflétait exactement l’opinion de la troupe : « comme ci, comme ça » — moitié figue et moitié raisin.