[Note - Première partie du journal de
Jonathan Harker publiée en dehors de l’édition originale.]
Lorsque je partis en excursion, un beau soleil
illuminait Munich, et l’air était rempli de cette joie particulière
au début de l’été. La voiture s’ébranlait déjà lorsque
Herr Delbrück (le patron de l’hôtel des Quatre Saisons où
j’étais descendu) accourut pour me souhaiter une promenade
agréable ; puis, la main toujours sur la portière, il
s’adressa au cocher :
– Et, surtout, soyez de retour avant le
soir, n’est-ce pas ? Pour le moment, il fait beau, mais ce
vent du nord pourrait bien finir, malgré tout, par nous amener un
orage. Il est vrai qu’il est inutile de vous recommander la
prudence : vous savez aussi bien que moi qu’il ne faut pas
s’attarder en chemin cette nuit !
Il avait souri en disant ces derniers
mots.
– Ja, mein Herr, fit Johann d’un
air entendu et, touchant de deux doigts son chapeau, il fit partir
les chevaux à toute vitesse.
Lorsque nous fûmes sortis de la ville, je lui
fis signe d’arrêter, et lui demandai aussitôt :
– Dites-moi, Johann, pourquoi le patron
a-t-il parlé ainsi de la nuit prochaine ?
En se signant, il me répondit
brièvement :
– Walpurgis Nacht !
Puis, de sa poche, il tira sa montre – une
ancienne montre allemande, en argent et de la grosseur d’un
navet ; il la consulta en fronçant les sourcils, et haussa
légèrement les épaules dans un mouvement de contrariété.
Je compris que c’était là sa façon de
protester assez respectueusement contre ce retard inutile, et je me
laissai retomber au fond de la voiture. Aussitôt, il se remit en
route à vive allure, comme s’il voulait regagner le temps perdu. De
temps à autre, les chevaux relevaient brusquement la tête et
reniflaient – on eût dit qu’une odeur ou l’autre qu’eux seuls
percevaient leur inspirait quelque crainte. Et chaque fois que je
les voyais ainsi effrayés, moi-même, assez inquiet, je regardais le
paysage autour de moi. La route était battue des vents, car nous
montions une côte depuis un bon moment et parvenions sur un
plateau. Peu après, je vis un chemin par lequel, apparemment, on ne
passait pas souvent et qui, me semblait-il, s’enfonçait vers une
vallée étroite. J’eus fort envie de le prendre et, même au risque
d’importuner Johann, je lui criai à nouveau d’arrêter et je lui
expliquai alors que j’aimerais descendre par ce chemin. Cherchant
toutes sortes de prétextes, il dit que c’était impossible – et il
se signa plusieurs fois tandis qu’il parlait. Ma curiosité
éveillée, je lui posai de nombreuses questions. Il y répondit
évasivement et en consultant sa montre à tout instant – en guise de
protestation. À la fin, je n’y tins plus.
– Johann, lui dis-je, je veux descendre
par ce chemin. Je ne vous oblige pas à m’accompagner ; mais je
voudrais savoir pourquoi vous ne voulez pas le prendre.
Pour toute réponse, d’un bond rapide, il sauta
du siège. Une fois à terre, il joignit les mains, me supplia de ne
pas m’enfoncer dans ce chemin. Il mêlait à son allemand assez de
mots anglais pour que je le comprenne. Il me semblait toujours
qu’il allait me dire quelque chose – dont la seule idée sans aucun
doute l’effrayait -, mais, à chaque fois, il se ressaisissait et
répétait simplement en faisant le signe de la croix :
– Walpurgis Nacht ! Walpurgis
Nacht !
Je voulus un peu discuter, mais allez donc
discuter quand vous ne comprenez pas la langue de votre
interlocuteur ! Il garda l’avantage sur moi, car bien qu’il
s’appliquât chaque fois à utiliser les quelques mots d’anglais
qu’il connaissait, il finissait toujours par s’exciter et par se
remettre à parler allemand – et, invariablement alors, il regardait
sa montre pour me faire comprendre ce que j’avais à comprendre. Les
chevaux aussi devenaient impatients et ils reniflèrent à
nouveau ; voyant cela, l’homme blêmit, regarda tout autour de
lui, l’air épouvanté et, soudain, saisissant les brides, conduisit
les chevaux à quelques mètres de là. Je le suivis et lui demandai
ce qui le poussait soudain à quitter l’endroit où nous nous étions
d’abord arrêtés. Il se signa, me montra l’endroit en question, fit
encore avancer sa voiture vers la route opposée et, enfin, le doigt
tendu vers une croix qui se trouvait là, me dit, d’abord en
allemand puis dans son mauvais anglais :
– C’est là qu’on a enterré celui qui
s’est tué.
Je me souvins alors de la coutume ancienne qui
voulait qu’on enterrât les suicidés à proximité des carrefours.
– Ah oui ! fis-je, un suicidé…
Intéressant… Mais il m’était toujours impossible de comprendre
pourquoi les chevaux avaient été pris de frayeur.
Tandis que nous parlions de la sorte, nous
parvint de très loin un cri qui tenait à la fois du jappement et de
l’aboiement ; de très loin, certes, mais les chevaux se
montraient maintenant véritablement affolés, et Johann eut toutes
les difficultés du monde à les apaiser. Il se retourna vers moi, et
me dit, la voix tremblante :
– On croirait entendre un loup, et
pourtant il n’y a plus de loups ici.
– Ah non ? Et il y a longtemps que
les loups n’approchent plus de la ville ?
– Très, très longtemps, du moins au
printemps et en été ; mais on les a revus parfois… avec la
neige.
Il caressait ses chevaux, essayant toujours de
les calmer, lorsque le soleil fut caché par de gros nuages sombres
qui, en quelques instants, envahirent le ciel. Presque en même
temps un vent froid souffla – ou plutôt il y eut une seule bouffée
de vent froid qui ne devait être somme toute qu’un signe précurseur
car le soleil, bientôt, brilla à nouveau. La main en visière,
Johann examina l’horizon, puis me dit :
– Tempête de neige ; nous l’aurons
avant longtemps. Une fois de plus, il regarda l’heure, puis, tenant
plus fermement les rênes, car assurément la nervosité des chevaux
pouvait lui faire redouter le pire, il remonta sur le siège comme
si le moment était venu de reprendre la route.
Quant à moi, je voulais encore qu’il
m’expliquât quelque chose.
– Où mène donc cette petite route que
vous refusez de prendre ? lui demandai-je. À quel endroit
arrive-t-on ?
Il se signa, marmonna une prière entre les
dents, puis se contenta de me répondre :
– Il est interdit d’y aller.
– Interdit d’aller où ?
– Mais au village.
– Ah ! il y a un village,
là-bas ?
– Non, non. Il y a des siècles que
personne n’y vit plus.
– Pourtant vous parliez d’un
village ?
– Oui, il y en avait un.
– Qu’est-il devenu ?
Là-dessus, il se lança dans une longue
histoire où l’allemand se mêlait à l’anglais dans un langage si
embrouillé que je le suivais difficilement, on s’en doute ; je
crus comprendre cependant qu’autrefois – il y avait de cela des
centaines et des centaines d’années – des hommes étaient morts dans
ce village, y avaient été enterrés ; puis on avait entendu des
bruits sous la terre, et lorsqu’on avait ouvert leurs tombes, ces
hommes – et ces femmes -étaient apparus pleins de vie, un sang
vermeil colorant leurs lèvres. Aussi, afin de sauver leurs vies (et
surtout leurs âmes, ajouta Johann en se signant), les habitants
s’enfuirent vers d’autres villages où les vivants vivaient et où
les morts étaient des morts et non pas des… et non pas quelque
chose d’autre. Le cocher, évidemment, avait été sur le point de
prononcer certains mots et, à la dernière seconde, il en avait été
lui-même épouvanté. Tandis qu’il poursuivait son récit, il
s’excitait de plus en plus. On eût dit que son imagination
l’emportait, et c’est dans une véritable crise de terreur qu’il
l’acheva pâle comme la mort, suant à grosses gouttes, tremblant,
regardant avec angoisse tout autour de lui, comme s’il s’attendait
à voir se manifester quelque présence redoutable sur la plaine où
le soleil brillait de tous ses feux. Finalement, il eut un cri
déchirant, plein de désespoir :
– Walpurgis Nacht !
Et il me montra la voiture comme pour me
supplier d’y reprendre place.
Mon sang anglais me monta à la tête et,
reculant d’un pas ou deux, je dis à l’Allemand :
– Vous avez peur, Johann, vous avez
peur ! Reprenez la route de Munich ; je retournerai seul.
La promenade à pied me fera du bien.
La portière étant ouverte, je n’eus qu’à
prendre ma canne en bois de chêne dont, en vacances, j’avais
toujours soin de me munir.
– Oui, rentrez à Munich, Johann,
repris-je. Walpurgis Nacht, ça ne concerne pas les
Anglais.
Les chevaux s’énervaient de plus en plus, et
Johann essayait à grand-peine de les retenir, cependant qu’il me
priait instamment de ne rien faire d’aussi insensé. Pour moi,
j’avais pitié du pauvre garçon qui prenait la chose tellement à
cœur. Cependant, je ne pouvais m’empêcher de rire. Sa frayeur lui
avait fait oublier que, pour se faire comprendre, il devait parler
anglais, de sorte qu’il continua à baragouiner de l’allemand. Cela
devenait franchement ennuyeux. Du doigt, je lui montrai sa route,
lui criai : « Munich ! » et, me détournant, je
m’apprêtai à descendre vers la vallée.
Ce fut, cette fois, avec un geste de désespoir
qu’il fit prendre à ses chevaux la direction de Munich. Appuyé sur
ma canne, je suivis la voiture des yeux : elle s’éloignait
très lentement. Alors, apparut au sommet de la colline une
silhouette d’homme – un homme grand et maigre ; je le
distinguais malgré la distance. Comme il approchait des chevaux,
ceux-ci se mirent à se cabrer, puis à se débattre, et à hennir de
terreur. Johann n’était plus maître d’eux : ils s’emballèrent.
Bientôt je ne les vis plus ; alors je voulus à nouveau
regarder l’étranger mais je m’aperçus que lui aussi avait
disparu.
Ma foi, c’est le cœur léger que je m’engageai
dans le chemin qui effrayait tant Johann – pourquoi ? il
m’était vraiment impossible de le comprendre ; je crois que je
marchai bien deux heures sans m’apercevoir du temps qui s’écoulait
ni de la distance que je parcourais, et, assurément, sans
rencontrer âme qui vive. L’endroit était complètement désert. Ceci,
toutefois, je ne le remarquai que lorsque, à un tournant du chemin,
j’arrivai à la lisière d’un bois dont la végétation était
clairsemée. Alors seulement je me rendis compte de l’impression
qu’avait faite sur moi l’aspect désolé de cette partie du pays.
Je m’assis pour me reposer – observant peu à
peu toutes les choses autour de moi. Bientôt, il me sembla qu’il
faisait beaucoup plus froid qu’au début de ma promenade et que
j’entendais un bruit ressemblant à un long soupir entrecoupé de
temps à autre d’une sorte de mugissement étouffé. Je levai les yeux
et je vis que de gros nuages, très haut, passaient dans le ciel,
chassés du nord vers le sud. Un orage allait éclater, c’était
certain. Je me sentis frissonner, et je crus que j’étais resté trop
longtemps assis après ces deux heures de marche. Je repris donc ma
promenade.
Le paysage devenait réellement merveilleux.
Non pas que l’œil fût attiré particulièrement par telle ou telle
chose remarquable ; mais, de quelque côté que l’on se tournât,
tout était d’une beauté enchanteresse.
L’après-midi touchait à sa fin ; le
crépuscule tombait déjà lorsque je commençai à me demander par quel
chemin je retournerais vers Munich. L’éclatante lumière du jour
éteinte, il faisait de plus en plus froid et les nuages qui
s’amoncelaient dans le ciel devenaient de plus en plus menaçants,
accompagnés d’un grondement lointain, duquel surgissait de temps à
autre ce cri mystérieux que le cocher croyait reconnaître pour
celui du loup. Un instant, j’hésitai. Pourtant, je l’avais dit, je
voulais voir ce village abandonné. Continuant à marcher, j’arrivai
bientôt dans une vaste plaine entourée de collines aux flancs
complètement boisés. Du regard, je suivis la sinueuse route de
campagne : elle disparaissait à un tournant, derrière un épais
bouquet d’arbres qui s’élevaient au pied d’une des collines.
J’étais encore à contempler ce tableau, quand,
soudain, un vent glacé souffla et la neige se mit à tomber. Je
pensai aux milles et aux milles que j’avais parcourus dans cette
campagne déserte, et j’allai m’abriter sous les arbres, en face de
moi. Le ciel s’assombrissait de minute en minute, les flocons de
neige tombaient plus serrés et avec une rapidité vertigineuse, si
bien qu’il ne fallut pas longtemps pour que la terre, devant moi,
autour de moi, devînt un tapis d’une blancheur scintillante dont je
ne distinguais pas l’extrémité perdue dans une sorte de brouillard.
Je me remis en route, mais le chemin était très mauvais ; ses
côtés se confondaient ici avec les champs, là avec la lisière du
bois, et la neige ne simplifiait pas les choses ; aussi ne
fus-je pas long à m’apercevoir que je m’étais écarté du chemin, car
mes pieds, sous la neige, s’enfonçaient de plus en plus dans
l’herbe et, me semblait-il, dans une sorte de mousse. Le vent
soufflait avec violence, le froid devenait piquant, et j’en
souffrais véritablement, en dépit de l’exercice que j’étais bien
forcé de faire dans mes efforts pour avancer. Les tourbillons de
neige m’empêchaient presque de garder les yeux ouverts. De temps en
temps un éclair déchirait les nues et, l’espace d’une ou deux
secondes, je voyais alors devant moi de grands arbres – surtout des
ifs et des cyprès couverts de neige.
À l’abri sous les arbres et entouré du silence
de la plaine environnante, je n’entendais rien d’autre que le vent
siffler au-dessus de ma tête. L’obscurité qu’avait créée l’orage
fut engloutie par l’obscurité définitive de la nuit… Puis la
tempête parut s’éloigner : il n’y avait plus, par moments, que
des rafales d’une violence extrême et, chaque fois, j’avais
l’impression que ce cri mystérieux, presque surnaturel, du loup
était répété par un écho multiple.
Entre les énormes nuages noirs apparaissait
parfois un rayon de lune qui éclairait tout le paysage ; je
pus de la sorte me rendre compte que j’étais parvenu au bord de ce
qui ressemblait vraiment à une forêt d’ifs et de cyprès. Comme la
neige avait cessé de tomber, je quittai mon abri pour aller voir de
plus près. Je me dis que peut-être je trouverais là une maison,
fût-elle en ruine, qui me serait un refuge plus sûr. Longeant la
lisière du bois, je m’aperçus que j’en étais séparé par un mur
bas ; mais un peu plus loin, j’y trouvai une brèche. À cet
endroit, la forêt de cyprès s’ouvrait en deux rangées parallèles
pour former une allée conduisant à une masse carrée qui devait être
un bâtiment. Mais au moment précis où je l’aperçus, des nuages
voilèrent la lune, et c’est dans l’obscurité complète que je
remontai l’allée. Je frissonnais de froid tout en marchant, mais un
refuge m’attendait et cet espoir guidait mes pas ; en réalité,
j’avançais tel un aveugle.
Je m’arrêtai, étonné du silence soudain.
L’orage était passé ; et, en sympathie eût-on dit avec le
calme de la nature, mon cœur semblait cesser de battre. Cela ne
dura qu’un instant, car la lune surgit à nouveau d’entre les nuages
et je vis que j’étais dans un cimetière et que le bâtiment carré,
au bout de l’allée, était un grand tombeau de marbre, blanc comme
la neige qui le recouvrait presque entièrement et recouvrait le
cimetière tout entier. Le clair de lune amena un nouveau grondement
de l’orage qui menaçait de recommencer et, en même temps,
j’entendis les hurlements sourds mais prolongés de loups ou de
chiens. Terriblement impressionné, je sentais le froid me
transpercer peu à peu et, me semblait-il, jusqu’au cœur même.
Alors, tandis que la lune éclairait encore le tombeau de marbre,
l’orage, avec une violence accrue, parut revenir sur ses pas.
Poussé par une sorte de fascination,
j’approchai de ce mausolée qui se dressait là, seul, assez
étrangement ; je le contournai et je lus, sur la porte de
style dorique, cette inscription en allemand :
COMTESSE DOLINGEN
DE GRATZ
STYRIE
ELLE A CHERCHÉ ET
TROUVÉ LA MORT
1801.
Au-dessus du tombeau, apparemment fiché dans
le marbre – le monument funéraire était composé de plusieurs blocs
de marbre – on voyait un long pieu en fer. Revenu de l’autre côté,
je déchiffrai ces mots, gravés en caractères russes :
LES MORTS VONT
VITE
Tout cela était si insolite et mystérieux que
je fus près de m’évanouir. Je commençais à regretter de n’avoir pas
suivi le conseil de Johann. Une idée effrayante me vint alors à
l’esprit. C’était la nuit de Walpurgis ! Walpurgis
Nacht !
Oui, la nuit de Walpurgis durant laquelle des
milliers et des milliers de gens croient que le diable surgit parmi
nous, que les morts sortent de leurs tombes, et que tous les génies
malins de la terre, de l’air et des eaux mènent une bacchanale. Je
me trouvais au lieu même que le cocher avait voulu éviter à tout
prix – dans ce village abandonné depuis des siècles. Ici, on avait
enterré la suicidée et j’étais seul devant son tombeau –
impuissant, tremblant de froid sous un linceul de neige, un orage
violent menaçant à nouveau ! Il me fallut faire appel à tout
mon courage, à toute ma raison, aux croyances religieuses dans
lesquelles j’avais été élevé pour ne pas succomber à la
terreur.
Je fus pris bientôt dans une véritable
tornade. Le sol tremblait comme sous le trot de centaines de
chevaux, et, cette fois, ce ne fut plus une tempête de neige, mais
une tempête de grêle qui s’abattit avec une telle force que les
grêlons emportaient les feuilles, cassaient les branches si bien
que, en un moment, les cyprès ne m’abritèrent plus du tout. Je
m’étais précipité sous un autre arbre ; mais, là non plus, je
ne fus pas longtemps à l’abri, et je cherchai un endroit qui pût
m’être vraiment un refuge : la porte du tombeau qui, étant de
style dorique, comportait une embrasure très profonde. Là, appuyé
contre le bronze massif, j’étais quelque peu protégé des énormes
grêlons, car ils ne m’atteignaient plus que par ricochets, après
être d’abord tombés dans l’allée ou sur la dalle de marbre.
Soudain, la porte céda, s’entrouvrit vers
l’intérieur. Le refuge que m’offrait ce sépulcre me sembla une
aubaine par cet orage impitoyable et j’allais y entrer lorsqu’un
éclair fourchu illumina toute l’étendue du ciel. À l’instant même,
aussi vrai que je suis vivant, je vis, ayant tourné les yeux vers
l’obscurité du caveau, une femme très belle, aux joues rondes, aux
lèvres vermeilles, étendue sur une civière, et qui semblait dormir.
Il y eut un coup de tonnerre, et je fus saisi comme par la main
d’un géant qui me rejeta dans la tempête. Tout cela s’était passé
si rapidement qu’avant même que je pusse me rendre compte du choc –
tant moral que physique – que j’avais reçu, je sentis à nouveau les
grêlons s’abattre sur moi. Mais en même temps, j’avais l’impression
étrange de n’être pas seul. Je regardai encore en direction du
tombeau dont la porte était restée ouverte. Un autre éclair
aveuglant parut venir frapper le pieu de fer qui surmontait le
monument de marbre, puis se frayer un chemin jusqu’au creux de la
terre tout en détruisant la majestueuse sépulture. La morte, en
proie à d’affreuses souffrances, se souleva un moment ; les
flammes l’entouraient de tous côtés, mais ses cris de douleur
étaient étouffés par le bruit du tonnerre. Ce fut ce concert
horrible que j’entendis en dernier lieu, car à nouveau la main
géante me saisit et m’emporta à travers la grêle, tandis que le
cercle des collines autour de moi répercutait les hurlements des
loups. Le dernier spectacle dont je me souvienne, est celui d’une
foule mouvante et blanche, fort vague à vrai dire, comme si toutes
les tombes s’étaient ouvertes pour laisser sortir les fantômes des
morts qui se rapprochaient tous de moi à travers les tourbillons de
grêle.
……………………
Peu à peu cependant, je repris
connaissance ; puis j’éprouvai une si grande fatigue qu’elle
m’effraya. Il me fallut longtemps pour me souvenir de ce qui
s’était passé. Mes pieds me faisaient terriblement souffrir, et je
n’arrivais pas à les remuer. Ils étaient comme engourdis. Ma nuque
me semblait glacée ; toute ma colonne vertébrale, et mes
oreilles, de même que mes pieds, étaient à la fois engourdis et
douloureux. Pourtant j’avais au cœur une impression de chaleur
véritablement délicieuse comparée à toutes ces sensations. C’était
un cauchemar – un cauchemar physique, si je puis me servir d’une
telle expression ; car je ne sais quel poids très lourd sur ma
poitrine me rendait la respiration difficile.
Je restai assez longtemps, je pense, dans cet
état de demi-léthargie, et je n’en sortis que pour sombrer dans le
sommeil, à moins que ce ne fût une sorte d’évanouissement. Puis je
fus pris d’un haut-le-cœur, comme lorsqu’on commence à éprouver le
mal de mer ; en moi montait le besoin incoercible d’être
délivré de quelque chose… je ne savais de quoi. Tout autour de moi
régnait un silence profond, comme si le monde entier dormait ou
venait de mourir – silence que rompait seulement le halètement d’un
animal qui devait se trouver tout près de moi. Je sentis quelque
chose de chaud qui m’écorchait la gorge, et c’est alors que
m’apparut l’horrible vérité. Un gros animal était couché sur moi,
la gueule collée à ma gorge. Je n’osais pas remuer, sachant qu’une
prudente immobilité pourrait seule me sauver ; mais la bête,
de son côté, comprit sans doute qu’il s’était fait un changement en
moi, car elle redressa la tête. À travers mes cils, je vis
au-dessus de moi les deux grands yeux flamboyants d’un loup
gigantesque. Ses dents blanches, longues et pointues, brillaient
dans sa gueule rouge béante, et son souffle chaud et âcre
m’arrivait jusque sous les narines.
Une fois de plus, il se passa un bon moment
dont je n’ai gardé aucun souvenir. Enfin, je perçus un grognement
sourd, et une sorte de jappement – ceci à plusieurs reprises. Puis,
très loin, me sembla-t-il, j’entendis comme plusieurs voix crier
ensemble : « Holà ! Holà ! » Avec précaution,
je levai la tête pour regarder dans la direction d’où venaient ces
cris ; mais le cimetière me bouchait la vue. Le loup
continuait à japper d’étrange façon, et une lueur rouge se mit à
contourner le bois de cyprès ; il me semblait qu’elle suivait
les voix. Celles-ci se rapprochaient cependant que le loup hurlait
maintenant sans arrêt et de plus en plus fort. Plus que jamais je
craignais de faire le moindre mouvement, de laisser échapper ne
fût-ce qu’un soupir. Et la lueur rouge se rapprochait, elle aussi,
par-dessus le linceul blanc qui s’étendait tout autour de moi dans
la nuit. Tout à coup surgit de derrière les arbres, au trot, un
groupe de cavaliers portant des torches. Le loup, se levant
aussitôt, quitta ma poitrine et s’enfonça dans le cimetière. Je vis
un des cavaliers (c’étaient des soldats, je reconnaissais la tenue
militaire) épauler sa carabine et viser. Un de ses compagnons le
toucha du coude, et la balle siffla au-dessus de ma tête.
Assurément, il avait pris mon corps pour celui du loup. Un autre
soldat vit l’animal qui s’éloignait, et un deuxième coup de feu fut
tiré. Puis, tous les cavaliers partirent au galop, certains vers
moi, les autres poursuivant le loup qui disparut sous les cyprès
lourds de neige.
Une fois qu’ils furent près de moi, je voulus
enfin remuer bras et jambes, mais cela me fut impossible :
j’étais sans forces, encore que je ne perdisse rien de ce qui se
passait, de ce qui se disait autour de moi. Deux ou trois soldats
mirent pied à terre et s’agenouillèrent pour m’examiner de près.
L’un d’eux me souleva la tête, puis mit sa main sur mon cœur.
– Tout va bien, mes amis !
cria-t-il. Son cœur bat encore !
On me versa un peu de brandy dans la
gorge ; cela me fit revenir complètement à moi, et j’ouvris
enfin les yeux tout grands. Les lumières et les ombres jouaient
dans les arbres ; j’entendais les hommes s’interpeller. Leurs
cris exprimaient l’épouvante, et bientôt ceux qui étaient partis à
la recherche du loup vinrent les rejoindre, excités tels des
possédés. Ceux qui m’entouraient les questionnèrent avec
angoisse :
– Et bien ! l’avez-vous
trouvé ?
– Non ! Non ! répondirent-ils
précipitamment, et l’on sentait qu’ils avaient encore peur.
Allons-nous-en, vite, vite ! Quelle idée de s’attarder en un
tel endroit, et précisément cette nuit !
– Qu’est-ce que c’était ?
demandèrent encore les autres, la voix de chacun trahissant
l’émotion qui lui était propre. Les réponses furent assez
différentes et surtout me semblèrent fort indécises, comme si tous
les hommes avaient d’abord voulu dire la même chose, mais que la
même peur les eût empêchés d’aller jusqu’au bout de leur
pensée.
– C’était… c’était… oui ! bredouilla
l’un d’eux qui n’était pas remis du choc.
– Un loup… mais pas tout à fait un
loup ! dit un autre en frissonnant d’horreur.
– Il ne sert à rien de tirer sur lui si
l’on n’a pas une balle bénite, fit remarquer un troisième qui
parlait avec plus de calme.
– Bien nous a pris de sortir cette
nuit ! s’exclama un quatrième. Vraiment, nous aurons bien
gagné nos mille marks !
– Il y avait du sang sur les éclats de
marbre, dit un autre – et ce n’est pas la foudre qui a pu l’y
mettre. Et lui ? N’est-il pas en danger ? Regardez sa
gorge ! Voyez, mes amis, le loup s’est couché sur lui et lui a
tenu le sang chaud.
L’officier, après s’être penché vers moi,
déclara :
– Rien de grave ; la peau n’est même
pas entamée. Que signifie donc tout ceci ? Car nous ne
l’aurions jamais trouvé sans les cris du loup.
– Mais cette bête, où est-elle
passée ? demanda le soldat qui me soutenait la tête et qui, de
tous, paraissait être celui qui avait le mieux gardé son
sang-froid.
– Elle est retournée chez elle, répondit
son camarade. Son visage était livide et il tremblait de peur en
regardant autour de lui. N’y a-t-il pas assez de tombes ici où elle
puisse se réfugier ? Allons, mes amis ! Vite !
Quittons cet endroit maudit !
Le soldat me fit asseoir, cependant que
l’officier donnait un ordre. Plusieurs hommes vinrent me prendre et
me placèrent sur un cheval. L’officier lui-même sauta en selle
derrière moi, passa ses bras autour de ma taille et à nouveau donna
un ordre : celui du départ. Laissant derrière nous les cyprès,
nous partîmes au galop dans un alignement tout militaire.
Comme je n’avais pas encore recouvré l’usage
de la parole, il me fut impossible de rien raconter de mon
invraisemblable aventure. Et sans doute tombai-je endormi, car la
seule chose dont je me souvienne à partir de ce moment, c’est de
m’être retrouvé debout, soutenu de chaque côté par un soldat. Il
faisait jour, et, vers le nord, se reflétait sur la neige un long
rayon de soleil, semblable à un sentier de sang. L’officier
recommandait à ses hommes de ne pas parler de ce qu’ils avaient
vu ; ils diraient seulement qu’ils avaient trouvé un Anglais
que gardait un grand chien.
– Un grand chien ! Mais ce n’était
pas un chien ! s’écria le soldat qui tout le temps avait
montré une telle épouvante. Quand je vois un loup, je sais sans
doute le reconnaître d’un chien !
Le jeune officier reprit avec calme :
– J’ai dit un chien.
– Un chien ! répéta l’autre d’un air
moqueur.
De toute évidence, le soleil levant lui
rendait du courage ; et, me montrant du doigt, il
ajouta :
– Regardez sa gorge. Vous me direz que
c’est un chien qui a fait ça ?
Instinctivement, je portai la main à ma gorge
et, aussitôt, je criai de douleur.
Tous m’entourèrent ; certains, restés en
selle, se penchaient pour mieux voir. Et, de nouveau, s’éleva la
voix calme du jeune officier :
– Un chien, ai-je dit ! Si nous
racontions autre chose, on se moquerait de nous !
Un soldat me reprit en selle avec lui, et nous
poursuivîmes notre route jusque dans les faubourgs de Munich. Là,
nous rencontrâmes une charrette dans laquelle on me fit monter et
qui me ramena à l’hôtel des Quatre Saisons. Le jeune officier
m’accompagnait, un de ses hommes gardant son cheval tandis que les
autres regagnaient la caserne.
Herr Delbrück mit une telle hâte à
venir nous accueillir que nous comprîmes tout de suite qu’il nous
avait attendus avec impatience. Me prenant les deux mains, il ne
les lâcha pas avant que je ne fusse entré dans le corridor.
L’officier me salua et il allait se retirer quand je le priai de
n’en rien faire ; j’insistai au contraire pour qu’il montât
dans ma chambre avec nous.
Je lui fis servir un verre de vin, et lui dis
combien je lui étais reconnaissant, ainsi qu’à ses hommes si
courageux, de m’avoir sauvé la vie. Il me répondit simplement qu’il
en était lui-même trop heureux ; que c’était Herr
Delbrück qui, le premier, avait pris les mesures nécessaires et que
ces recherches, en définitive, n’avaient pas été désagréables du
tout ; en entendant cette déclaration ambiguë, le patron de
l’hôtel sourit cependant que l’officier nous priait de lui
permettre de nous quitter : l’heure le rappelait à la
caserne.
– Mais, Herr Delbrück,
demandai-je alors, comment se fait-il que ces soldats soient venus
à ma recherche ? Et pourquoi ?
Il haussa les épaules, comme s’il attachait
peu d’importance à sa propre démarche, et me répondit :
– Le commandant du régiment dans lequel
j’ai servi m’a permis de faire appel à des volontaires.
– Mais comment saviez-vous que je m’étais
égaré ?
– Le cocher est revenu ici avec ce qui
restait de sa voiture : elle avait été presque complètement
démolie quand les chevaux s’étaient emballés.
– Pourtant ce n’est certes pas à cause de
cela seulement que vous avez envoyé des soldats à ma
recherche ?
– Oh ! non… Regardez… Avant même que
le cocher ne soit revenu, j’avais reçu ce télégramme du boyard dont
vous allez être l’hôte…
Et il tira de sa poche un télégramme qu’il me
tendit. Je lus :
« Bistritz.
« Veillez attentivement sur celui qui
sera mon hôte ; sa sûreté est pour moi très précieuse. S’il
lui arrivait quelque chose de fâcheux ou s’il disparaissait, faites
tout ce que vous pouvez pour le retrouver et lui sauver la vie.
C’est un Anglais, donc il aime l’aventure. La neige, la nuit et les
loups peuvent être pour lui autant de dangers. Ne perdez pas un
instant si vous avez quelque inquiétude à son sujet. Ma fortune me
permettra de récompenser votre zèle.
« DRACULA »
Je tenais encore cette dépêche en main, quand
j’eus l’impression que la chambre tournait autour de moi ; et
si le patron de l’hôtel ne m’avait pas soutenu, je crois que je
serais tombé. Tout cela était si étrange, si mystérieux, si
incroyable, que j’avais peu à peu le sentiment d’être le jouet et
l’enjeu de puissances contraires – et cette seule et vague idée en
quelque sorte me paralysait. Certes, je me trouvais sous une
protection mystérieuse. Presque à la minute opportune, un message
venu d’un pays lointain m’avait préservé du danger de m’endormir
sous la neige et m’avait tiré de la gueule du loup.